STRATEGIE : Comment le chef d’état-major de l'armée de Terre française évite d'être aspiré dans un "tunnel ukrainien"

Posté le mardi 14 juin 2022
STRATEGIE : Comment le chef d’état-major de l'armée de Terre française évite d'être aspiré dans un "tunnel ukrainien"

STUTTGART, Allemagne - L'armée française est en pleine refonte de son équipement alors qu'elle reconstitue ses arsenaux de munitions, achète des véhicules blindés améliorés et s'associe à ses homologues allemands pour développer un nouveau char de combat. Alors que bon nombre de ces efforts sont en cours depuis des années, l'invasion de l'Ukraine par la Russie a clairement démontré ce à quoi les armées européennes doivent s'attendre dans la guerre terrestre moderne et comment s'y préparer.

Le chef d’état-major de l'armée de terre française, le général d’armée Pierre Schill, a partagé son point de vue sur la voie à suivre du service dans une interview avec Defence News avant la conférence biennale de l'industrie Eurosatory à Paris. L'esprit du général Schill est de voir le programme Scorpion pleinement mis en œuvre, de comprendre la «dialectique éternelle entre l'épée et le bouclier» qui caractérise la guerre des chars et d'éviter d'être aspiré dans ce qu'il a appelé un «tunnel ukrainien».

Cette interview a été éditée complétement pour plus de clarté.

 

Comment voyez-vous l'évolution de l'armée française au cours de la période de planification stratégique et budgétaire de l'armée 2019-2025, dite loi de programmation militaire ?

En s'appuyant sur le modèle « Au contact » lancé par l'ancien chef d'état-major le général d’armée Jean-Pierre Bosser, qui a profondément réorganisé l'armée de terre en lui donnant une grande polyvalence, le plan « Supériorité Opérationnelle » a une ambition claire : durcir l'armée. Dans le cadre de la loi de finances militaire 2019-2025 et au-delà, à l'horizon 2030, l'objectif est de constituer une armée capable de participer à tous les conflits, jusqu'à un engagement majeur.

Quatre objectifs ont été définis pour y parvenir : des troupes à la hauteur des défis des futurs affrontements ; des capacités nous permettant de surclasser nos adversaires ; une formation axée sur l'engagement majeur ; et un mode de fonctionnement opérationnel.

Au cours des dernières décennies, l'Armée de terre a acquis une précieuse expérience opérationnelle en Afghanistan, en République centrafricaine et au Sahel, qui s'est avérée déterminante pour l'efficacité de nos opérations.

Durcir l'armée ne signifie pas remettre en cause cette expérience des opérations de maintien de la paix et des conflits contre-insurrectionnels. Comme un pianiste, nous devons travailler notre seconde main pour tirer le meilleur parti du « clavier d'action », comme l'appelait l'ancien général d'armée André Beaufre.

L'Armée de terre doit être capable de produire des effets et d'apporter des solutions stratégiques aux différents scénarios d'engagement, allant de la confrontation directe des volontés aux approches indirectes, et de composer avec les modes de conflit majeurs et mineurs.

La défense est un sujet crucial pour la société : quel prix sommes-nous prêts à payer, et comment voulons-nous défendre notre pays ? La LMP 2019-2025 met l'accent sur la réparation et la montée en puissance pour concrétiser l'ambition. La modernisation initiée avec le programme de modernisation Scorpion est probablement la plus importante depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il renouvellera nos véhicules blindés en service depuis 40 ans et démultipliera leur efficacité en les mettant en réseau.

Demain, les unités partageront les informations en temps quasi réel pour définir la meilleure combinaison tactique possible pour se protéger et détruire l'ennemi. L'ambition du combat collaboratif consiste à comprendre, décider et agir plus vite que l'adversaire.

Bien plus qu'un simple rééquipement de la Force terrestre, Scorpion représente une évolution dans la manière d'opérer sur le champ de bataille avec le développement du combat collaboratif. La connectivité permettra une allocation vraiment dynamique des capteurs et des tireurs, et elle offrira de nouvelles perspectives tactiques, notamment grâce à la possibilité de tirer au-delà de la ligne de mire.

Durcir, c'est aussi anticiper et réfléchir à nos besoins futurs. C'est l'objet du projet Titan, qui décrira et définira la composition et l'organisation de nos futures capacités sur le champ de bataille - le char Leclerc amélioré, les nouveaux véhicules blindés de transport de troupes, les hélicoptères d'attaque Tiger MkIII, l'obusier automoteur Caesar et le lance-roquette unique ou LRU - d'ici 2040, et étendra le combat collaboratif aux niveaux interarmées et alliés.

 

Comment évoluent les missions et quels théâtres militaires seront les plus importants pour un futur conflit potentiel ?

En 1991, alors que j'étais jeune lieutenant, récemment nommé dans un régiment, le mur de Berlin venait de s'effondrer. La menace d'une guerre froide s'estompait alors que nous étions prêts à combattre l'envahisseur sur notre propre terrain sans préavis. Les événements survenus depuis montrent que dans 30 ans, tout peut arriver. La guerre est de retour sur notre continent. Comment le conflit en Ukraine peut-il évoluer ? Comment construire la paix une fois que les armes se sont tues ?

Au sud, la situation au Sahel restera longtemps une préoccupation sécuritaire. Et il faut faire attention à ne pas se laisser absorber par un tunnel ukrainien, mais à garder un recul stratégique.

Aujourd'hui comme hier, l'Armée de terre doit en permanence s'adapter à la réalité des menaces. La guerre est trop complexe et évolutive pour être figée dans une formule.

Dans le brouillard de la guerre et face aux incertitudes stratégiques, il est impératif que nous comprenions avec précision l'intention de nos concurrents. Qui est notre adversaire ? Quels sont ses centres d'intérêt ? Quels sont ses objectifs ? Puisque la surprise stratégique reste possible, nous devons considérer toutes les options.

L'Armée de terre est prête à opérer en permanence dans trois zones stratégiques : d'abord, dans l'intérieur et l'outre-mer pour assurer la protection et la défense de la souveraineté et de la résilience de la nation en remplissant des missions très variées. Ensuite, nous devons être un acteur majeur de la solidarité stratégique en Europe en répondant aux exigences des alliances et des accords. Nous sommes très probablement à l'aube d'une nouvelle ère pour la sécurité du continent. Le troisième domaine est celui de la prévention et de l'influence aux périphéries de l'Europe et au-delà, pour contribuer au contrôle et à la résolution des points chauds des crises.

 

Comment les nouveaux véhicules, comme les chars Leclerc modernisés et le futur Main Ground Combat System (MGCS)  qui leur succédera, seront-ils un multiplicateur de force pour les troupes ?

Les événements actuels démontrent que la capacité des chars lourds de combat reste indispensable à nos engagements les plus difficiles. Ils déterminent la capacité à respecter les engagements et à récupérer l'initiative. Dans l'éternelle dialectique entre épée et bouclier, le char de combat principal Leclerc sera doté de nouvelles capacités d'agression et de protection pour être engagé sur le champ de bataille de demain.

Son successeur, le Main Ground Combat System, ne sera pas un simple char mais bien un « système de systèmes » constituant une nouvelle approche de l'architecture de combat rapproché et un réseau efficace dans un cloud opérationnel. Il pourrait ainsi comprendre plusieurs plates-formes avec des systèmes de tir différents — canons de gros calibre, missiles, etc. — certains d'entre eux sans équipage et escortés par des capteurs aériens télécommandés.

MGCS ouvrira la voie à de nouvelles capacités militaires en termes d'effets, de robotisation et de blindage. De plus, la configuration en tant que système de systèmes permettra l'intégration de nouvelles technologies qui seront développées au cours du 21e siècle.

 

Quelles technologies émergentes et disruptives, telles que l'intelligence artificielle, l'informatique quantique, les systèmes spatiaux et le cloud computing, auront le plus grand impact sur l'armée française dans les prochaines années ?

Treize domaines ont été identifiés comme ayant un impact sur l'évolution technologique du système de combat aéroterrestre : les réseaux de capteurs ; échange d'informations; cybernétique; résilience des systèmes connectés ; maîtrise des données de masse et puissance de calcul ; les systèmes automatisés comme compléments aux systèmes humains ; performances des plateformes ; amélioration du combattant débarqué; énergie; aide à la décision et formation ; effets des armes et des munitions ; évolution des matériaux (notamment ceux destinés à la protection) ; et l'intelligence artificielle.

Certaines de ces technologies prometteuses sont développées pour leur potentiel intrinsèque de ruptures technologiques. L'objectif est de les conduire à maturité dans une logique d'innovation planifiée, à l'instar de l'informatique quantique. Parallèlement, nous cherchons à intégrer des technologies déjà matures, comme l'intelligence artificielle, dans les systèmes d'armes de génération Scorpion, dans l'intelligence avec le traitement de données multi-capteurs ou dans la maintenance provisoire.

La pandémie de COVID-19 a clairement mis en évidence des lacunes dans la chaîne d'approvisionnement mondiale de la défense dans de nombreux secteurs. Où votre service a-t-il rencontré les plus gros problèmes pour que l'équipement soit mis en service à temps, et comment avez-vous essayé de résoudre ces problèmes de chaîne d'approvisionnement ?

L'impact de la crise du COVID-19 sur la livraison de nos équipements a été variable. Les activités liées à la production industrielle, aux essais et à l'expertise ont été perturbées, notamment lors du premier confinement en 2020 suivi d'une reprise progressive de l'activité. Les activités qui étaient plus compatibles avec les mesures de distanciation sociale ou le télétravail, comme le conseil en recherche, ont été moins perturbées.

Pour autant, la crise n'a pas retardé la réalisation des grandes étapes définies en 2020, comme les livraisons de véhicules blindés de transport de troupes protégés contre les engins explosifs improvisés. Grâce à l'implication de tous les acteurs des secteurs public et privé, des solutions ont été mises en place pour prévenir l'interruption des activités ou garantir leur reprise au plus tôt. Les retards causés par la pandémie de COVID-19 en 2020 ont été résolus fin 2021.

 

Quelles sont les leçons apprises pour la guerre au sol en Europe en ce qui concerne les investissements dans de nouveaux équipements et technologies, ainsi que l'importance des partenariats avec l'OTAN, l'Union européenne et d'autres alliés et partenaires ?

Le conflit en Ukraine rappelle quelques principes fondamentaux et illustre pleinement la complexité globale de l'environnement terrestre. La guerre moderne et les évolutions technologiques n'ont pas fait passer l'affrontement sur le terrain au second plan. L'engagement terrestre et proche du sol vise à avoir l'ascendant sur l'ennemi, à le dominer tant physiquement que moralement, jusqu'à le détruire si nécessaire. Les forces morales sont primordiales et, au-delà, la résilience de la nation.

Demain comme hier, cet affrontement continuera de se dérouler dans l'état d'incertitude propre à l'environnement terrestre. Attaquer ou détruire peut se faire de loin ; construire et conquérir se fait sur le terrain. L'environnement terrestre reste le domaine fondamental des rivalités stratégiques : conquête des richesses, conquête territoriale, influence, contrôle des populations et des centres de pouvoir.

Il existe en Europe environ 20 modèles de chars et d'avions, et plus de 150 types d'armement, sans parler de la diversité des moyens de signalisation. Cela ne facilite pas les chaînes de commandement de l'interopérabilité. L'interopérabilité des capacités est un premier levier pertinent pour renforcer l'efficacité des opérations menées avec nos partenaires de l'Union européenne.

Par exemple en 2018, un partenariat stratégique sur la capacité motorisée, ou CAMO, de la composante terrestre belge a été signé. Cet accord comprend deux volets : l'acquisition des capacités de Scorpion — 382 Griffon, neuf obusiers automoteurs Caesar et 60 Jaguar équipés à la fois des systèmes de communication CONTACT et du Scorpion Combat Information System — ainsi qu'une transformation de la Composante terrestre belge similaire à celle menée par l'armée française pour former des groupements tactiques interarmes autour de Scorpion.

Le programme CAMO, et l'élargissement de la communauté Scorpion à d'autres partenaires européens, contribue à renforcer l'interopérabilité avec nos alliés et donc à la défense de l'Europe. J'en suis profondément convaincu.

 

Pour combattre ensemble, nous devons nous entraîner ensemble et pouvoir commander ensemble. Ce domaine de l'interopérabilité opérationnelle est le domaine d'excellence de l'OTAN. L'armée a des contacts quotidiens avec ses alliés de l'OTAN à travers les troupes déployées en Estonie et en Roumanie.

Chaque étape majeure de la formation comporte déjà une dimension interalliée, comme dans les exercices Brilliant Jump et Cold Response, qui ont été menés récemment en Norvège. 'Armée de terre travaille sur la nature de ses exercices pour se préparer à la haute intensité et montrer sa solidarité stratégique à ses partenaires européens. L'exercice majeur en terrain découvert, Orion 2023, sera donc autant un entraînement qu'une démonstration d'interopérabilité et une preuve de notre force collective.

 

Vivienne MACHI
Defence News
13 juin 2022

Vivienne Machi est une journaliste basée à Stuttgart, en Allemagne, qui contribue à la couverture européenne de Defence News. Elle a précédemment travaillé pour National Defense Magazine, Defence Daily, Via Satellite, Foreign Policy et le Dayton Daily News. Elle a été nommée meilleure jeune journaliste de défense des Defense Media Awards en 2020.


Source photo : Ministère des Armées

Retour à la page actualité

Source : www.asafrance.fr