STRATEGIE : France, Égypte et Inde pourraient assurer la sécurité maritime

Posté le jeudi 10 novembre 2022
STRATEGIE : France, Égypte et Inde pourraient assurer la sécurité maritime

France, Egypt, And India Can Help To Spread Security From Mediterranean To The Indo-Pacific

 

Commentaire de chercheurs et spécialistes sur une potentielle alliance France-Égypte-Inde qui permettrait d’assurer la sécurité maritime de la Méditerranée à l’Indo-pacifique.

 

En mars 2021, le porte-conteneurs Ever Given est resté coincé dans le canal de Suez pendant six jours, déclenchant une crise mondiale de la chaîne d'approvisionnement aux conséquences économiques considérables. Cet incident a rappelé avec force à quel point la mer Méditerranée et l'Indo-Pacifique sont étroitement liées. Pourtant, ces deux zones maritimes sont souvent considérées comme des régions distinctes, malgré une liste croissante de défis communs, du climat au commerce en passant par la sécurité. La guerre de la Russie en Ukraine n'a fait qu'ajouter à cette connectivité en déstabilisant le marché de l'énergie et en provoquant une crise alimentaire.

Pour relever ces défis, il faut dépasser les limites des institutions et des formats multilatéraux existants, qui sont souvent restreints dans leur portée géographique ou paralysés par des divisions internes. Dans ce contexte, des coalitions innovantes émergent pour s'attaquer aux problèmes transnationaux, comme l'ont récemment illustré le Quad et le groupement "I2U2" Israël-Inde-Émirats arabes unis-États-Unis. La coopération entre la France, l'Égypte et l'Inde pourrait ajouter un nouvel élément important à ce réseau de coalitions qui se chevauchent.

L'engagement trilatéral entre Paris, Le Caire et New Delhi servirait de corridor géostratégique reliant la Méditerranée à l'Indo-Pacifique et permettant aux trois pays de travailler ensemble lorsque leurs intérêts sont alignés sans être liés par une structure formelle. Pour réussir, les trois pays doivent s'abstenir de poursuivre des objectifs farfelus et se concentrer sur des questions tangibles telles que la sécurité maritime, les câbles sous-marins et la résilience alimentaire.

 

Intérêts géostratégiques convergents

 

Le potentiel de coopération trilatérale entre la France, l'Égypte et l'Inde découle de leurs intérêts géostratégiques convergents. Ces trois pays sont des nations maritimes qui s'engagent à préserver la stabilité de l'espace transocéanique qui s'étend de la mer Méditerranée à l'Indo-Pacifique. Ils partagent la même préoccupation : les tensions géopolitiques croissantes pourraient mettre en péril cette stabilité, comme on l'a vu récemment en Méditerranée orientale et dans le détroit d'Ormuz. Les trois pays sont également conscients de l'impact déstabilisant du changement climatique sur les océans, comme en témoigne l'augmentation des activités de pêche illégale et des catastrophes naturelles.

Paris, Le Caire et New Delhi sont également confrontés collectivement aux contrecoups de la guerre de la Russie contre l'Ukraine, notamment sous la forme d'une insécurité énergétique et alimentaire. Bien que les trois pays ne soient pas parfaitement alignés dans leur approche de ce conflit, ils ont néanmoins affiché une volonté commune de relever ces défis. Sur le plan énergétique, la France, comme le reste de l'Europe, doit trouver d'autres fournisseurs de gaz et de pétrole alors que le continent entame un divorce énergétique avec la Russie. Le Caire s'est positionné comme un partenaire géostratégique de l'Europe, en tirant parti de son statut d'architecte de la production de gaz en Méditerranée orientale. L'Égypte, quant à elle, en tant que premier importateur mondial de blé, a été particulièrement touchée par la guerre. Le Caire a été contraint de diversifier ses fournisseurs de blé et de se tourner vers l'Inde et la France comme sources plus fiables.

 

Des partenariats bilatéraux forts

 

La France, l'Égypte et l'Inde ont déjà établi des partenariats bilatéraux solides au cours des dernières années. Depuis les années 1990, Paris et New Delhi ont réussi à développer un partenariat stratégique approfondi dans des domaines clés de la sécurité - tels que le maritime, l'espace et le cyber - ainsi que dans les achats de défense. Depuis les années 2010, la France et l'Égypte ont progressivement renforcé leur coopération en matière de défense, comme en témoigne l'acquisition par Le Caire d'avions à réaction français Rafale et de deux porte-hélicoptères Mistral, ainsi que des exercices maritimes conjoints en mer Rouge.

Il existe une affinité historique entre Le Caire et New Delhi en raison de leur statut autoproclamé d'"États civilisés", de leur hégémonie démographique dans leurs régions respectives, de leur centralité géographique et de leurs aspirations géopolitiques bien méritées. Depuis leur lutte commune pour l'indépendance contre l'Empire britannique jusqu'à la fondation et la direction du Mouvement des non-alignés au plus fort de la guerre froide, l'Égypte et l'Inde entretiennent depuis longtemps des liens étroits. À la suite du passage de l'Égypte du bloc soviétique au bloc américain après les accords de Camp David de 1978, les relations bilatérales se sont refroidies et n'ont pas été à la hauteur de leur potentiel. Les décideurs politiques du Caire et de New Delhi - de manière bilatérale ou dans un cadre indo-abrahamique - visent désormais à les relancer. Le président Abdel-Fattah el-Sisi et le Premier ministre Narendra Modi se sont rencontrés en personne à plusieurs reprises, entretiennent une relation amicale et coopérative et ont manifesté un appétit évident pour des liens plus étroits. Les deux pays ont récemment renforcé leur coopération sur diverses questions, notamment la santé (l'Égypte ayant soutenu l'Inde pendant la pandémie), la sécurité alimentaire (l'Inde fournissant du blé à l'Égypte) et la sécurité (avec des exercices conjoints des forces aériennes).

 

Adopter une approche transocéanique

 

Sur la base de ces intérêts partagés, un partenariat trilatéral entre la France, l'Égypte et l'Inde garantirait une approche transocéanique indispensable qui couvrirait la mer Méditerranée et l'Indo-Pacifique. Au XIXe siècle, la vaste entreprise impériale de la Grande-Bretagne a établi un système géostratégique transcontinental qui s'étendait de la mer Méditerranée à l'océan Indien via le canal de Suez en Égypte. Pourtant, cette construction transocéanique, qui existait depuis des siècles avant d'être appropriée par l'Empire britannique, s'est progressivement effondrée après les deux guerres mondiales. La guerre froide a divisé les États riverains de ces deux régions maritimes en camps belligérants ayant des intérêts et des objectifs différents. Aujourd'hui, cette région est souvent divisée en sous-régions bureaucratiques distinctes. Dans le système américain, par exemple, certaines parties de la région sont placées sous l'autorité de quatre commandements de combat différents : Europe, Centre, Afrique et Indo-Pacifique.

Pourtant, cette région transocéanique reste plus importante que jamais. Suez est un point d'étranglement stratégique majeur pour les flux commerciaux Europe-Asie, puisque 12 % du commerce mondial et 30 % du trafic mondial de conteneurs traversent le canal. Souvent négligé par rapport à l'Asie de l'Est et au Pacifique, l'océan Indien est également d'une importance capitale, avec des routes stratégiques pour le transport d'énergie et le commerce international qui sont de plus en plus le théâtre de la compétition géopolitique.

Compte tenu de sa centralité géopolitique, l'Égypte serait un point d'ancrage pour la coopération trilatérale. La civilisation de l'Égypte et sa position géographique - entre l'Afrique, l'Europe et l'Asie - font du Caire un pont entre de multiples sous-régions. Ces dernières années, le Caire a affiché des ambitions régionales renouvelées visant à faire de l'Égypte un État membre à part entière de toute stratégie axée sur la vitalité économique et la sécurité entre les États riverains de la Méditerranée et de l'océan Indien. Ces ambitions sont renforcées par les préoccupations de l'Égypte concernant la concurrence croissante dans son environnement proche. Plus précisément, le Caire cherche à diversifier ses partenariats dans un contexte de convergence stratégique entre la Turquie, l'Iran et le Pakistan sur plusieurs théâtres, de la Méditerranée orientale à l'Asie centrale.

Avec un littoral maritime méridional en Méditerranée et des territoires d'outre-mer (et des bases militaires) à la fois dans l'océan Indien et dans le Pacifique, la France est également dans une position unique pour lier cette région. Dans sa stratégie Indo-Pacifique de 2018, Paris a déjà commencé à créer des ponts entre l'Europe, l'océan Indien et le Pacifique, avec une définition géographique étendue de l'Indo-Pacifique qui s'étend "de Djibouti à la Polynésie."

 

Coalition de puissances moyennes

 

Un arrangement trilatéral entre la France, l'Égypte et l'Inde s'inscrirait dans un réseau plus large de coalitions de moyennes puissances à travers l'Indo-Pacifique. Comme on l'a vu avec le Quad ou, plus récemment, avec le groupe Israël-Inde-Émirats arabes unis-États-Unis (qui pourrait éventuellement s'étendre à l'Égypte), ces formats minilatéraux ont proliféré ces dernières années pour surmonter les limites du multilatéralisme traditionnel. Par rapport aux grandes organisations qui sont souvent paralysées par la règle du consensus et les divisions internes, ces regroupements sont suffisamment souples et pragmatiques pour garantir des résultats rapides et tangibles. Loin de fragmenter la coopération internationale, ces coalitions renforcent en fait le multilatéralisme par leur approche axée sur les solutions.

Alors que les organisations multilatérales traditionnelles sont souvent construites autour de formats géographiques existants, les coalitions plus petites ont contribué à permettre une coopération transrégionale. C'était la raison d'être de l'axe franco-indien-australien promu par Paris, New Delhi et Canberra depuis 2018 afin de relever les défis communs dans l'océan Indien et le Pacifique. Ce format spécifique a marqué le pas après AUKUS, mais il existe désormais un potentiel pour le relancer suite au récent rapprochement franco-australien. Plus récemment, l'Inde, la France et les Émirats arabes unis ont lancé un nouveau dialogue trilatéral, au niveau technique, pour explorer une coopération potentielle dans la région indo-pacifique.

 

La question de la Chine

 

Un défi potentiel pour la coopération trilatérale entre la France, l'Égypte et l'Inde pourrait être la réaction de la Chine, d'autant plus que les trois pays ont des approches différentes vis-à-vis de Pékin. La France a récemment durci sa position en réponse à la posture diplomatique et militaire affirmée de la Chine. L'Inde a longtemps adopté une approche plus ambiguë, mais a récemment renforcé ses liens avec Washington, notamment par le biais du Quad, à la lumière des tensions croissantes avec Pékin. D'autre part, l'Égypte ne veut pas choisir les États-Unis au détriment de la Chine ou vice versa. Le Caire est un allié non-membre de l'OTAN pour Washington mais émerge également comme un partenaire stratégique pour Pékin en Afrique et dans la région du grand Moyen-Orient. L'Égypte pourrait être réticente à s'engager dans un cadre trilatéral qui pourrait être perçu par la Chine comme une coalition défiant ses intérêts.

Dans ce contexte, la France, l'Égypte et l'Inde doivent faire attention à la manière dont elles définissent leur coopération. Dès le départ, elles devraient préciser qu'un tel arrangement ne modifierait pas leurs relations respectives avec la Chine et ne les obligerait pas à choisir entre des camps rivaux. Loin de constituer un alignement stratégique plus large entre les trois pays, cet arrangement trilatéral chercherait simplement à instaurer une coopération pragmatique sur des questions d'intérêt commun. Comme l'a souligné le ministre français de la défense lors du dialogue de Shangri-La en juin dernier, l'objectif de la France dans la région n'est pas de forcer ses partenaires à "rejoindre un camp ou l'autre", mais de poursuivre une "approche multilatérale respectant la souveraineté de chacun". La coopération trilatérale entre Paris, Le Caire et New Delhi contrebalancerait donc la description conventionnelle de l'Indo-Pacifique comme un nouveau théâtre de "guerre froide" entre les États-Unis et la Chine. Au lieu d'alimenter une compétition bipolaire, un cadre France-Égypte-Inde offrirait une approche alternative dans laquelle les membres pourraient renforcer leur propre autonomie et souveraineté.

 

Élaboration d'un programme commun

 

Le point de départ d'une nouvelle relation France-Égypte-Inde pourrait être une réunion trilatérale au niveau des ministres des Affaires étrangères, où les trois nations s'accordent sur des objectifs et des priorités communs. Au lieu de poursuivre des objectifs grandioses et farfelus, le format trilatéral devrait se concentrer sur des domaines essentiels tels que le partage de renseignements, la sécurité maritime, la cybersécurité, l'énergie, la sécurité alimentaire et les infrastructures critiques telles que la 5G et les câbles sous-marins. Parmi ces domaines, trois sont particulièrement prometteurs : la sécurité maritime, les câbles sous-marins et la résilience alimentaire.

Premièrement, une plus grande coopération entre les marines française, égyptienne et indienne contribuerait à la sécurité maritime dans l'océan Indien, le Golfe et la mer Méditerranée. Pour commencer, elles pourraient partager des données, y compris des images satellites, afin d'établir une image opérationnelle commune. Cela leur permettrait de surveiller les activités illégales, de la pêche sans permis à la piraterie. Les trois marines devraient également organiser des exercices conjoints pour renforcer leur interopérabilité et s'entraîner à différents scénarios, de l'aide humanitaire aux missions de combat. Cette coopération navale pourrait contribuer aux efforts en cours menés par des organisations telles que l'Indian Ocean Rim Association, dont la France et l'Inde sont membres et l'Égypte partenaire de dialogue.

Deuxièmement, Paris, Le Caire et New Delhi devraient coopérer pour sécuriser, voire construire, des câbles sous-marins. Ces éléments d'infrastructure essentiels transportent plus de 95 % des données internationales. Plusieurs câbles sous-marins passent par le canal de Suez, reliant l'Europe, l'Afrique, le Moyen-Orient et l'Asie. On estime que jusqu'à 30 % du trafic Internet mondial passe par le canal. Compte tenu de l'importance croissante de cette infrastructure, la France, Le Caire et New Delhi devraient s'efforcer de mieux protéger les câbles existants et d'étudier la possibilité de créer de nouveaux câbles pour répondre à la demande croissante de bande passante.

Troisièmement, les trois pays devraient accélérer leur effort collectif pour faire face à l'insécurité alimentaire croissante résultant de la guerre en Ukraine. Paris et New Delhi ont déjà pris des mesures encourageantes. La France va augmenter ses exportations de blé vers l'Égypte. New Delhi a également exempté le Caire d'une récente interdiction d'exportation de blé imposée en réponse à ses propres réserves limitées. Au-delà de cette aide immédiate, les trois pays devraient travailler sur des solutions à long terme pour développer et adapter leur production alimentaire, notamment en soutenant la mission de résilience alimentaire et agricole dirigée par la France. Lancée en réponse à la guerre en Ukraine, et soutenue par le Programme alimentaire mondial, cette initiative vise à réduire les tensions sur les marchés agricoles et à accroître les capacités agricoles dans le monde entier. L'initiative de la France n'est pas le seul cadre. Dans le cadre du groupe Israël-Inde-Émirats arabes unis-États-Unis, l'Inde s'est engagée à fournir les terres agricoles nécessaires à la création de parcs alimentaires intégrés. New Delhi pourrait offrir le même avantage au format France-Égypte-Inde.

 

Conclusion

 

Avec l'intensification du désordre mondial, de nouveaux formats sont nécessaires pour surmonter les limites des institutions multilatérales traditionnelles. Une coalition innovante réunissant la France, l'Égypte et l'Inde serait un moyen imaginatif de relever les défis transnationaux qui affectent l'espace transocéanique, de la mer Méditerranée à l'Indo-Pacifique. À court terme, les trois pays devraient être pragmatiques et commencer par une coopération concrète sur les défis immédiats, tels que la sécurité maritime, les câbles sous-marins et la résilience alimentaire. Cette coopération peut ensuite évoluer vers un format capable de s'engager à un niveau plus global en se coordonnant avec d'autres groupes transrégionaux thématiques, tels qu'Israël-Inde-Émirats arabes unis-États-Unis et le Quad. Ce faisant, la France, l'Égypte et l'Inde contribueraient à une tendance émergente et prometteuse d'une plus grande intégration entre les États riverains de l'Eurasie.

 

Traduit de l’anglais

 

Mohammed SOLIMAN, Pierre MORCOS, C. Raja MOHAN
War on the rocks
26/08/2022

 

  • Mohammed Soliman is a manager at McLarty Associates and a non-resident scholar at the Middle East Institute. You can find him on Twitter at @Thisissoliman
  • Pierre Morcos is a French diplomat in residence and visiting fellow in the Europe, Russia, and Eurasia Program at the Center for Strategic and International Studies in Washington. You can find him on Twitter at @morcos_pierre.
  • Raja Mohan is a Senior Fellow at Asia Society Policy Institute, New Delhi. You can find him on Twitter at @MohanCRaja.
  • The views expressed in this article are strictly personal.

 Source photo : Google Maps

  🖱 Retour à la page actualité

Source : www.asafrance.fr