STRATEGIE. L’Inde se repositionne en Indopacifique

Posté le jeudi 28 octobre 2021
STRATEGIE. L’Inde se repositionne en Indopacifique

« L’Indopacifique est un concept politique et stratégique avant d’être géographique ». Une notion qui s’est « progressivement substituée à l’Asie-Pacifique, privilégiée dans les années 1980-1990 », alors sans connotation stratégique. Delphine Allès, qui enseigne les sciences politiques à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), précise encore que le concept « a d’abord été employé en 2007 par un ancien marin indien devenu directeur de la National Maritime Foundation à New Delhi, avant d’être repris par l’ex-Premier ministre japonais Shinzo Abe puis par les dirigeants des États-Unis, de l’Australie et finalement par la quasi-totalité des acteurs de la région » (1).

Sans que, dans la région et au-delà, le mot ne recouvre la même chose : au plan géographique d’abord, qui est « paradoxalement secondaire dans l’adhésion au concept d’Indopacifique, dans la mesure où ses promoteurs ne partagent pas la même représentation territoriale de la zone ». En effet, regardons. Pour les Etats-Unis, explique clairement Sandrine Teyssoneyre pour Asiaslyst (2) « l’idée de la nécessité de contrôler l’espace unifié qui s’étend de Los Angeles à Mombassa au Kenya (…) implique d’abord d’avoir gagné la guerre du Pacifique en 1945, d’avoir écrasé l’impérialisme japonais, de s’installer durablement dans la péninsule arabique et le golfe Persique (ce qui est fait entre 1943, première crise iranienne et 1945, lorsque l’Arabie saoudite confie au président Roosevelt l’exploitation du pétrole saoudien) ; et enfin, de se préparer à remplacer l’ancienne puissance britannique sur la cruciale route des Indes, tâche accomplie entre 1947 et 1956 ». Ainsi, « d’une puissance maritime à une autre, l’hégémonie présuppose de contrôler les portes – la Corée en est une – et les charnières – en l’occurrence les détroits – qui jalonnent la route. En parlant de détroits, le plus important pour le commerce mondial, avant Ormuz et Bab-el Mandeb, est celui de Malacca ». Une vision qui ne peut pas être celle de l’Inde, fleuron de l’empire britannique jusqu’en 1947.

Au plan stratégique ensuite. L’amiral indien a-t-il été influencé par l’alliance informelle formée en 2004 après le tsunami qui a dévasté le Japon entre l’Inde, l’Australie, les Etats-Unis et le Japon, le QUAD, dialogue quadrilatéral pour la sécurité – un club où l’on discutait des questions de sécurité dans le Pacifique ? Peut-être. Mais lorsque qu’en 2007 les quatre partenaires effectuent ensemble un exercice militaire en y associant Singapour, la Chine proteste fermement en accusant le QUAD, qui en restera inactif jusqu’en 2017, de se vouloir un « OTAN indopacifique ». On le sait, l’Inde a son quant-à-soi : et elle résistera à toutes les tentatives américaines, de George Bush à Barak Obama, nous les relevions ici (3) pour faire basculer l’ancien non aligné (4) dans son camp. Apparaît Donald Trump. Il reprend une ambition qui a été celle de ses prédécesseurs, celle de parvenir à séduire l’Inde (5). A leur différence, il est très direct : une « partie essentielle de la stratégie en Asie du Sud pour l’Amérique est de développer davantage son partenariat stratégique avec l’Inde, la plus grande démocratie au monde et un partenariat clé de la sécurité économique des Etats-Unis ». Tout en révélant que des contacts avaient eu lieu - « nous nous sommes engagés à poursuivre nos objectifs communs pour la paix et la sécurité en Asie du Sud et dans la région élargie de l’Indopacifique » - il développe une rhétorique très dure contre le Pakistan, vieux rival de l’Inde et partenaire de la Chine, et dénonce son rôle nuisible en Afghanistan. Dans un sens qui convient aux ambitions indiennes.

Dans le même temps cependant, les relations entre les Etats-Unis et la Chine se dégradent. Comme celles de l’Australie avec Pékin – pendant que les incidents se multiplient entre New Delhi et Pékin dans l’Himalaya. L’alliance informelle du QUAD est relancée. En 2020, l’Australie se joint aux Etats-Unis, à l’Inde et au Japon dans l’exercice militaire naval Malabar. En Chine, Xi Jinping abandonne la modération préconisée par Deng Xiaoping et observée par ses successeurs.

Mais le retrait américain d’Afghanistan en août dernier dans un chaos indescriptible, qui laisse le pays aux mains des Taliban, va changer la donne. D’autant que, dans un mouvement d’une brutalité rare, peut-être pour masquer l’ampleur de la catastrophe afghane, Joe Biden va affermir son contrôle sur l’Australie en arrachant à la France sans l’en avertir un contrat majeur en cours de réalisation (56 milliards de dollars). Le tout accompagné d’une nouvelle alliance militaro-sécuritaire, l’AUKUS (Australie, Royaume-Uni, Etats-Unis). Certes, il y avait eu, avant le désastre afghan, les signes d’une offensive américaine dans la région. Dès le mois de mars, à peine Joe Biden installé à la Maison Blanche, le Secrétaire d’Etat Anthony Blinken et de celui de la Défense Lloyd Austin se déplaçaient en Asie, « avant même de rencontrer les plus proches alliés des États-Unis en Europe », disions-nous (6). L’objet ? Ils l’évoquaient dans une tribune donnée au Washington Post le 14 mars. « La région indopacifique devient progressivement le centre de la géopolitique mondiale. Elle abrite des milliards d'habitants de la planète, plusieurs puissances établies et émergentes, ainsi que cinq des alliés des États-Unis. En outre, une grande partie du commerce mondial transite par ses voies maritimes ». Or « il est tout à fait dans notre intérêt que la région indopacifique soit libre et ouverte (…) et notre puissance combinée (avec celle de nos alliés dans la région) nous rend plus forts lorsque nous devons repousser l'agression et les menaces de la Chine ». Et en conclusion, pour que tout soit bien clair : « Tel sera notre message en Asie cette semaine et dans le monde entier au cours des semaines et des mois à venir ». 

En Inde, dès lors, on réfléchit : « La perception internationale est que la Quadrilatérale (le QUAD) est un embryon d'"OTAN asiatique" et une construction stratégique anti-Chine, peu importe le mantra selon lequel elle n'est pas dirigée contre Pékin » constatait l’ancien ambassadeur indien M.K. Bhadrakumar. Or, ajoutait-il, « le Quad s'effondrerait sans la participation de l'Inde. L'ASEAN (Association des nations du sud-est asiatique) n'y touchera pas de sitôt. Mais le bénéfice que l'Inde retire de la Quad reste l'"inconnu" » (6).

La réunion du QUAD à Washington le 24 septembre dernier n’y change rien, même si les Américains acceptent, à contrecœur, d’introduire le mot « inclusif », c’est-à-dire ouvert à d’autres, dans la déclaration finale du sommet : l’Indopacifique est donc un espace « libre et ouvert, qui est également inclusif et résilient ». L’ancien ambassadeur, qui reprend la plume pour Asia Times (7), n’est pas convaincu que pour autant, il faille « se rallier derrière le drapeau américain ». Certes, « la volonté de contrebalancer la Chine a poussé les pays du QUAD à investir en termes intellectuels et diplomatiques dans le concept ‘‘Indopacifique’’ », mais sa définition est restée en suspens. En outre, « historiquement, le multilatéralisme est une idée complexe pour les Asiatiques, étant donnée leur saga de libération nationale contre la domination coloniale au siècle dernier et leur trajectoire de construction nationale rivée à une souveraineté nationale durement acquise ». Quant à l’Inde elle-même ? Elle « ne gagne rien à s’opposer à la Chine ou à être utilisée comme une arme diplomatique par procuration et n’a certainement aucune raison de porter le fardeau des rivalités des autres avec Pékin. Fondamentalement, l’Inde a ses propres intérêts stratégiques, à l’instar des pays de l’ASEAN. Elle est partie prenante de la stabilité du continent asiatique ». Elle a donc, même si les relations des deux puissances ne sont pas optimales, « intérêt à se rapprocher de la Chine ». Au fond, conclut l’ambassadeur, « la géopolitique donne une impulsion à l’Inde pour qu’elle soit un acteur autonome ».

En résumé, si l’Inde a penché un temps, au fond brièvement, vers les Etats-Unis, elle s’est reprise, à l’instar de l’ensemble de la région. Bien sûr, chacun observe avec inquiétude ce que Renaud Girard appelle, pour le Figaro « la lente strangulation » que Pékin fait subir à Taïwan (8). « Rationnellement, la Chine communiste n’a aucun besoin de cette île montagneuse de 36.000 km2 et de 23 millions d’habitants pour pouvoir continuer à se développer et à s’enrichir » écrit-il. Certes, peut-être par orgueil, Xi Jinping souhaiterait ramener Formose dans le giron chinois. « Mais je ne crois pas qu’il envisage un débarquement en force, du type Normandie 1944. Depuis Sun Tsu, le summum de la stratégie en Chine est de vaincre sans porter le fer ». Une opinion que partage Vladimir Poutine qui, a-t-il dit récemment en termes très pesés, ne croit pas que la Chine emploiera la force contre Taïwan.

En Inde, on est revenu à ses fondamentaux. Comme ailleurs dans la région jusqu’au Japon, on s’arme, on travaille à d’autres alliances, avec pour objectif, s’il se peut – les accidents existent - d’éviter la guerre.

Hélène NOUAILLE
La lettre de Léosthène,
http://www.leosthene.com 
26 octobre 2021
 


Notes 
:

(1) Sciences et avenir, le 22 septembre 2021, Bernadette Arnault, entretien avec Delphine Alès, La région Indopacifique, nouveau centre du monde 
https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/mers-et-oceans/la-region-indopacifique-nouveau-centre-du-monde_157672  

(2) Asialyst, le 30 septembre 2021, Sandrine Teysonneyre depuis Nouméa, Indo-Pacifique : comment le pacte AUKUS change la carte
https://asialyst.com/fr/2021/09/30/comment-pacte-aukus-change-carte-etats-unis-australie-royaume-uni/ 

(3) Voir Léosthène n° 547/2010, le 27 janvier 2010, Good morning India...
« Good morning, et merci à tous de me recevoir ici »Le vice-président américain Jo Biden donne en Inde une conférence de presse et pose les termes d’une équation géopolitique qui occupe à la fois les Etats-Unis et l’Inde autour, dit-il « d’intérêts convergents ». Intérêts si convergents ? Washington, dans la version initiée par George Bush et reprise par Barack Obama souhaite nouer un partenariat stratégique avec New Delhi. En 2006, Manmohan Singh, le Premier ministre indien, se voit offrir par les Etats-Unis un accès à la technologie nucléaire civile américaine, bien que l’Inde ne soit pas, à la différence de l’Iran, signataire du Traité de Non Prolifération. L’ancien, patient, habile non-aligné, qui se prépare en mars prochain à recevoir son encore allié russe, basculera t-il sans réserve vers Washington ?

(4) Le Mouvement des non-alignés, né dans le cadre de la guerre froide, a été ébauché à Bandung (Indonésie) en 1955 lors d’une Conférence animée par le Premier ministre indien Nehru, le président indonésien Sokarno et le président égyptien Nasser sur l’invitation de plusieurs pays du sud-ouest asiatique (Birmanie, Ceylan, Inde, Pakistan, Indonésie). Elle a réuni 29 pays asiatiques et africains qui cherchaient à se préserver des pressions des puissances majeures, en particuliers occidentales et à finir de se dégager des empires coloniaux. Coexistence pacifique, soutien aux mouvements nationaux d’indépendance, refus d’alliances militaires multilatérales impliquant un engagement en faveur de l’un ou l’autre des deux Blocs faisaient partie des critères retenus.

(5) Voir Léosthène n° 1228/2017, le 13 septembre 2017, Afghanistan, Asie du Sud : Trump propose un rôle-clé à l’Inde

« La stratégie américaine en Afghanistan et en Asie du Sud va changer de manière radicale » annonçait Donald Trump le 21 août dernier. Il reprenait une ambition qui a été celle de deux de ses prédécesseurs, George Bush junior et Barack Obama, celle de parvenir à séduire le grand pays de tradition non alignée, l’Inde. Une « partie essentielle de la stratégie en Asie du Sud pour l’Amérique est de développer davantage son partenariat stratégique avec l’Inde, la plus grande démocratie au monde et un partenariat clé de la sécurité économique des Etats-Unis ». Il révélait que des contacts étroits ont eu lieu : « Nous nous sommes engagés à poursuivre nos objectifs communs pour la paix et la sécurité en Asie du Sud et dans la région élargie de l’Indopacifique ». Révélation  qui a provoqué beaucoup de mouvements et de consultations dans la région  (Inde, Chine, Russie…). Analyse.

(6) Voir Léosthène n° 1545/2021, le 17 mars 2021, Offensive américaine en indopacifique

Antony Blinken pour les Affaires étrangères et Lloyd Austin pour la Défense entreprennent une tournée spectaculaire en Asie. En commençant par le Japon, un allié sûr, puis en Corée du Sud et en Inde, avant de finir en Alaska. Où Antony Blinken doit rencontrer son homologue chinois Wang Yi. L’idée-force de ce déplacement ? « La région indopacifique devient progressivement le centre de la géopolitique mondiale (…). Il est tout à fait dans notre intérêt que la région indopacifique soit libre et ouverte (…) et notre puissance combinée (avec celle de nos alliés dans la région) nous rend plus forts lorsque nous devons repousser l'agression et les menaces de la Chine ». Et, clairement : « Tel sera notre message en Asie cette semaine et dans le monde entier au cours des semaines et des mois à venir ». En Asie, on réfléchit, en particulier en Inde, qui se veut prudente. Analyse.

(7) Asia Times, le 27 septembre 2021, MK Bhadrakumar et Globe Trotter, The meandering nature of the Quad
https://asiatimes.com/2021/09/the-meandering-nature-of-the-quad/ 

(8) Le Figaro, le 25 octobre 2021, Renaud Girard, « Taïwan, une lente strangulation chinoise »https://www.lefigaro.fr/vox/monde/renaud-girard-taiwan-une-lente-strangulation-chinoise-20211025 

 

Source photo : Google Maps

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Source : www.asafrance.fr