TCHAD : Le Tchad décapité, l’inquiétude française

Posté le dimanche 25 avril 2021
TCHAD : Le Tchad décapité, l’inquiétude française

Le président français assiste, ce vendredi 23 avril, aux obsèques du président tchadien, Idriss Deby Itno, tué le 20 avril en affrontant, dans le nord-ouest du pays (province du Kanem), les rebelles du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (le FACT). L’AFP rapporte qu’il s’est posé sur la base militaire Adji Kosseï de N’Djamena, qui abrite le quartier général de Barkhane, la force française anti-djihadiste au Sahel, dont l’état-major est basé dans la capitale tchadienne. Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, s’est exprimé dès le 20 avril : « Le Tchad perd un ami de la France et un partenaire fiable qui a œuvré sans relâche pour la sécurité de son pays et la stabilité du Sahel. En ces moments particulièrement difficiles, la France se tient aux côtés du peuple tchadien. Elle réitère son ferme attachement à la stabilité et à l’intégrité territoriale du Tchad » (1).

Les enjeux sont clairs, pour la France comme pour le Tchad. Bon connaisseur, Bernard Lugan écrivait la veille de la mort d’Idriss Deby, le 19 avril : « La France peut-elle laisser sauter le verrou tchadien » ? (2).

« Verrou », d’abord géographique (voir la carte). Au nord, la Libye, au sud la République centre africaine, à l’ouest le Niger, au sud-ouest le Nigeria et le Cameroun, à l’est le Soudan, pour faire simple. De sa géographie et de son passé très ancien, écrivions-nous en 2006 (3), le Tchad a conservé des constantes qu’il faut garder en mémoire : d’abord, il a été, depuis des temps immémoriaux, le lieu d’aboutissement des pistes et du commerce nord-sud entre la Méditerranée (Algérie, Tunisie, Libye actuelles) et le sud du Sahara et de la zone sahélienne, vers le lac Tchad et au-delà à l’ouest, vers Tombouctou. Bien plus tard, relevions-nous encore, et pour les mêmes raisons de communication, le Tchad, premier rallié à la France libre, a été une base importante pour la reconquête de l’Afrique du Nord, à partir du Fezzan, lien géographique entre le Sud tunisien et le Tchad. C’est à Fort-Lamy (N’Djamena aujourd’hui) que Leclerc, futur patron de la 2ème DB, va constituer sa « colonne du Tchad » (6000 hommes dont 500 européens et les tirailleurs sénégalais du Tchad) et retrouver ses compagnons du Cameroun (Jacques Massu, Jacques de Guillebon, Jean Colonna d’Ornano). La colonne Leclerc s’empare de l’oasis fortifiée de Koufra, au sud-est de la Libye, le 1er mars 1941, prélude à la conquête du Fezzan (4). Les liens entre la France et le Tchad sont anciens, et non circonstanciels.

L’indépendance du Tchad date de 1960 (La France est au Tchad au tournant du XXe siècle et intègre le Tchad à l’Afrique équatoriale française en 1920). Les premiers accords militaires techniques sont signés en mars 1976 après la guerre meurtrière qui oppose le colonel Kadhafi au Tchad autour de la bande d’Aozou, à l’extrême nord du pays, à la frontière libyenne – bande que Pierre Laval avait cédée à Mussolini en 1935. Les frontières actuelles datent de 1923 (frontière soudano-tchadienne) et de 1929 (le Tchad intègre au nord le massif montagneux du Tibesti).

Elles délimitent un espace où cohabitent des populations diverses, avec au nord une forte minorité arabe arrivée par les pistes habituelles avec l’islam dès le XIe siècle et qui vit en nomade sur des terres arides, au sud des populations sédentaires noires, animistes et chrétiennes, dans des régions plus fertiles, au total un peu plus de 16 millions d’habitants en 2020. Les deux premiers dirigeants du pays viennent du sud, tous du nord ensuite. Bernard Lugan souligne fortement (voir ci-dessous) que l’instabilité du Tchad tient à la disparité des ethnies et des clans, cause des affrontements internes incessants depuis 1963 – et ce jusque dans la propre famille d’Idriss Deby, un Zaghawa : « Or, les Zaghawa sont à ce point divisés que, depuis 2004, les frères Timan et Tom Erdibi, ses propres neveux, étaient en guerre contre lui », écrit-il (5). Dans ce contexte on comprend mieux qui sont les rebelles contre lesquels la France est régulièrement intervenue, répartis mouvements militaires de clans alliés. Celui des neveux, l’UFR (Union des forces de la résistance), dont les Français avaient détruit les colonnes en route vers N’Djamena en février 2019, et le FACT (Front pour l’alternance et la concorde au Tchad) – qui s’est divisé en 2016 donnant naissance à un CCMSR (Conseil de commandement militaire pour le salut de la République).

Rien d’anecdotique ici : le FACT a combattu en Libye contre les forces du maréchal Haftar – et il est armé aujourd’hui par la Turquie à la poursuite de son ancien empire ottoman. Plus précisément, selon Bernard Lugan, « Son armement lui est largement fourni par la Turquie dont le but est de chasser la France du Sahel central afin de pouvoir renouer avec sa pénétrante péri-tchadique, comme avant 1912, quand l’empire ottoman exerçait son autorité sur cette partie du Sahara » (2). L’UFR des neveux d’Idriss Deby s’est également commis en Libye. Si leur opération contre leur oncle avait réussi en février 2019, quand la France est intervenue pour détruire leurs colonnes, c’est l’avenir de Barkhane et du G5 qui aurait été compromise au Mali où le Tchad intervient en allié fidèle et efficace, et ce dès le début des opérations dans l’Adrar des Ifoghas base opérationnelle des forces d’AQMI (Al Caïda au Maghreb) et de son alliée touarègue Ançar Dine (6). Les soldats tchadiens y ont chèrement payé leur victoire dans l’est du massif. En février 2019, nous dit encore Bernard Lugan, « Idriss Deby Itno avait fait valoir un argument de poids auprès des autorités françaises à savoir que, faute d’aide française, il serait contraint de retirer son contingent du Mali ».  

Sur ce qui s’est passé le 20 avril, et qui a coûté la vie à Idriss Deby, peu d’informations fiables encore, des rumeurs et des questions dans la presse africaine (7). Il semble que l’armée nationale tchadienne (ANT) soit tombée dans un piège. De ce qu’en dit Bernard Lugan – encore une fois très bon connaisseur du terrain, une première colonne venant de Libye traversait le massif du Tibesti (nord du pays, voir la carte) au moment même des élections présidentielles, le 11 avril. « Elle a laissé croire que son objectif était Faya (Faya-Largeau, au centre-nord du pays), ce qui lui a permis d’y attirer les forces gouvernementales, l’ANT (Armée nationale tchadienne), dont une partie des meilleurs éléments se trouve actuellement au Mali en appui des forces françaises de Barkhane ». Une seconde colonne marchait en même temps vers le sud le long de la frontière du Niger, à l’ouest, vers N’Djamena. C’est celle qu’Idriss Deby lui-même a décidé d’affronter, le 17 avril (province du Kanem). « Mais les forces gouvernementales étaient tombées dans un piège car les rebelles s’étaient divisés, seule une de leurs colonnes étant entrée en contact avec l’ANT. Puis, lundi 19 avril, plusieurs attaques simultanées se déroulèrent, provoquant un mouvement de panique à N'Djamena où les ambassades américaine et britannique demandèrent à leurs ressortissants de quitter le pays ». 

« Une transition politique s’ouvre à présent, conduite par le conseil militaire de transition » dit encore Jean-Yves Le Drian, relevant par ailleurs (8) que « logiquement, ce devrait être le président de l'Assemblée nationale tchadienne (...) qui devrait prendre la transition mais il a refusé en raison des situations exceptionnelles de sécurité et de la nécessité d'assurer la stabilité de ce pays » - ce qu’a confirmé l’intéressé. Ce comité est présidé par l’un des fils d’Idriss Deby, Mahamat, 37 ans, formé par son père, lui-même militaire et combattant (il est passé par un lycée militaire à Aix-en-Provence). Emmanuel Macron doit rencontrer le comité ce vendredi et lui promettre son soutien. « Il importe maintenant que le conseil de transition militaire qui s'est mis en place indique la manière dont il veut travailler, qu'il soit l'acteur de la sécurisation, évidemment » poursuit le ministre. Ce conseil a promis de rendre les rênes aux civils dans les dix-huit mois. Sachant que le processus démocratique devrait être rétabli « à partir du moment où la sécurisation sera vraiment établie ». Jean-Yves Le Drian se dit inquiet, en outre, pour la « stabilité de la situation » comme sur le point de savoir « comment par ailleurs l'armée tchadienne va remplir ses engagements à l'égard de (...) la force conjointe du Sahel ».

Il y a de quoi être inquiet. Prenons la carte et regardons : Idriss Deby, allié de Barkhane au Sahel, affrontait à la fois au sud les milices islamistes de Boko Haram au Nigeria – en incursions au Cameroun et au Tchad, les milices venues de Libye au nord, appuyées et armées par la Turquie d’Erdogan. On sait que François Hollande ayant renoncé en 2016 à intervenir en République centre africaine au sud (9), ce sont les Russes qui ont pris la relève. Qu’à l’ouest, le Niger est fragile et à l’est le Soudan pas si tranquille. Or, ajoute Bernard Lugan, « déstabilisée par sa mort, l’alchimie ethno-clanique constituée par Idriss Deby Itno est actuellement en ébullition ». Si les rebelles se fédéraient, que deviendrait le régime conduit par Mahamat Idriss Deby ?

Non, même dans l’indifférence générale des Européens indifférents et aveugles, la France ne peut pas laisser sauter le verrou tchadien.

Hélène NOUAILLE
Lettre de Léosthène 

 

Extrait de la lettre du 22 avril de Bernard Lugan sur la composition ethno-clanique du Tchad (accès libre) :
http://bernardlugan.blogspot.com/2021/04/tchad-les-cles-de-comprehension-passent.html

 Les Zaghawa, les Toubou du Tibesti (les Teda), les Toubou de l’Ennedi-Oum Chalouba (les Daza-Gorane) et les Arabes du Ouadaï sont divisés en une multitude de sous-groupes. Tous additionnés, ils totalisent moins d’un quart de la population du Tchad. Démocratiquement, c’est à dire « occidentalement » parlant, ils ne comptent donc pas puisque, toute élection « loyale » les écarterait mathématiquement du pouvoir. Or, ils constituent la fraction dominante de ce qui est devenu le Tchad. C’est autour de leurs rapports internes de longue durée, de leurs alliances, de leurs ruptures et de leurs réconciliations plus ou moins éphémères que s’est écrite l’histoire du pays depuis l’indépendance. C’est autour d’eux que se sont faites toutes les guerres du Tchad depuis 1963. C’est de leurs relations que dépend le futur du pays, la majorité de la population n’étant que la spectatrice-victime de leurs déchirements et de leurs ambitions.

Cartes :

 Le Tchad et ses voisins
https://legacy.lib.utexas.edu/maps/africa/chad_rel91.jpg

Relief, routes, rivières, oléoduc
https://annadjib.mondoblog.org/files/2017/01/carte-tchad-1-660x1024-1.jpg

 

 

Notes :

 (1) France diplomatie, le 20 avril 2021, Déclaration de Jean-Yves le Drian
https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/tchad/evenements/article/tchad-deces-du-president-deby-declaration-de-jean-yves-le-drian-ministre-de-l 

(2) L’Afrique réelle, le 19 avril 2021, Bernard Lugan, La France peut-elle laisser sauter le verrou tchadien ? (accès libre)
http://bernardlugan.blogspot.com/2021/04/la-france-peut-elle-laisser-sauter-le.html

(3) Voir Léosthène n° 205, le 19 avril 2006, Tchad, les pièges du pétrole
La découverte dans les années 1990 puis la mise en exploitation du pétrole en 2003, dans le sud du pays (Doha) – 200000 barils/jour - la construction d’un oléoduc qui évacue ce pétrole vers l’Atlantique (Kribi) via le Cameroun, les perspectives de nouveaux forages dans la région aiguisent de nombreux appétits. A l’intérieur, ceux de mouvements « rebelles », d’origines géographique, religieuse et ethnique différentes, à l’extérieur ceux des grands acteurs mondiaux engagés dans la lutte pour les hydrocarbures. Les élections présidentielles prévues le 3 mai 2006 sont prétexte à des troubles violents. Mais le président Idriss Deby, qui s’appuie, pour maintenir l’ordre, sur l’accord de coopération militaire technique signé avec la France le 6 mars 1976, dispose aussi, pour répondre aux pressions de la Banque mondiale, d’une arme forte : couper les robinets du pétrole. Analyse.

(4) La campagne du Fezzan, sous les ordres de Leclerc, promu en décembre 1940 commandant militaire du Tchad, dure deux ans, de décembre 1940 à janvier 1943. L’Afrikakorps du général Rommel, débarqué en Libye en février 1941, affronte les Britanniques qui prennent, à l’automne, l’avantage sur Rommel en dégageant Tobrouk puis en occupant Derna et Benghazi. Rommel relancera une offensive générale au printemps 1942 – prélude à la bataille d’El Alamein. Leclerc et ses hommes entreront à Tripoli en janvier 1943, après une course de 3000km, pour y rencontre le général Montgomery, chef de la 8ème armée britannique et vainqueur – avec d’immenses conséquences sur le cours de la guerre - de l’Afrikakorps. Pour l’histoire du Tchad et de Leclerc, on peut consulter le site de la Fondation pour la France Libre, très clair et bien documenté : https://www.france-libre.net/koufra-fezzan/

(5) L’Afrique réelle, le 20 avril 2021, Bernard Lugan, Tchad : les clés de compréhension passent par la reconnaissance des fondamentaux ethno-claniques
http://bernardlugan.blogspot.com/2021/04/tchad-les-cles-de-comprehension-passent.html

(6) Voir Léosthène n° 827/2013, le 9 mars 2013, Adrar des Ifoghas : un donjon d’AQMI est tombé
Le général Bernard Barrera, commandant de la brigade Serval au Mali, peut être satisfait du travail des hommes engagés sur le terrain (au 8 mars 2013, 4000 soldats français sur le sol malien, 1 000 autres en soutien avec ceux basés à N'Djamena (Tchad), Abidjan (Côte d’Ivoire), Dakar (Sénégal), Niamey (Niger), Ouagadougou (Burkina Faso). Les troupes franco-tchadiennes viennent de remporter une victoire déterminante dans le massif de Tigharghâr, partie ouest de l’Adrar des Ifoghas (voir les cartes), dans le nord du Mali, base opérationnelle des forces d’AQMI (Al Caïda au Maghreb) et de son alliée touarègue Ançar Dine. Réduire ce que le général Barrera appelait le « donjon qu'il fallait prendre pour faire lâcher les djihadistes » n’est pas une victoire mineure.

(7) Afrik.com, le 21 avril 2021, Abubakr Diallo, Tchad : la France avait-elle lâché Idriss Deby ?
https://www.afrik.com/tchad-la-france-avait-elle-lache-deby 

(8) Boursorama/Reuters, le 22 avril 2021, La priorité au Tchad est de sécuriser la situation, dit le Drian
https://www.boursorama.com/actualite-economique/actualites/la-priorite-au-tchad-est-de-securiser-la-situation-dit-le-drian-01976ac96d2509e5ef31772631a083e5 

(9) Voir Léosthène n° 1152/2016, du 2 novembre 2016, Centrafrique : la France quitte un pays charnière très fragile

Que faut-il retenir de l’opération Sangaris en Centrafrique, qui se termine ? « Je veux le dire solennellement avec force, ce n’est pas parce que l’opération militaire Sangaris s’achève que la France abandonne la Centrafrique ». Malgré les dire de Jean-Yves le Drian, la région est inquiète : « Le départ des troupes françaises ne peut qu’aggraver la situation dans cette partie de l’Afrique, apeurer les populations concernées, affaiblir les autorités nées du fragile consensus obtenu non sans peine ces derniers mois » peut-on lire dans le quotidien congolais Les dépêches de Brazzaville ». La Centrafrique est en effet un espace d’échange entre l’ouest africain (le Cameroun à l’ouest et le golfe de Guinée), le Soudan, la vallée du Nil et la Mer Rouge à l’est, un espace qui a joué dans son histoire un rôle de carrefour. Personne ne peut dire ce qui se passera après la fin de la mission, qui était de séparer et désarmer les combattants et non pas de combattre les rebelles, de ramener l’ordre, - et d’abord de sécuriser la capitale Bangui, un quart de la population du pays – puis les axes de circulation (vers le Cameroun voisin à l’ouest, vers l’est aussi) ce qui est fait entre février en septembre 2014. « On va voir ce qui se passe et si ce pays reste divisé ou s’il va réussir à tenir le pari qui a été fait par le président de la République (François Hollande) quand il a lancé l’opération. Pour le moment, a priori ce n’est pas le cas », analyse le général Jean-Vincent Brisset. « On n’est pas revenu à un Etat démocratique entièrement pacifié, il faut attendre encore un peu et on verra ce qui restera de cette opération : si les combats reprennent, à l’heure actuelle, la France ne sera certainement plus en mesure, politiquement, d’y envoyer à nouveau des troupes. Si les actions recommencent – ce qui est, me semble-t-il, en train de se produire – elles nécessiteront une réaction plus forte ». La France le pourra-t-elle, le voudra-t-elle ? 

 

 Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
Retour à la page actualité

Source photo : Pixabay

Source : www.asafrance.fr