TEMPS DE TRAVAIL : Un risque de banalisation des armées

Posté le jeudi 13 mai 2021
TEMPS DE TRAVAIL : Un risque de banalisation des armées

Compte rendu Commission de la défense nationale et des forces armées de l’audition, à huis clos, de Mme Claire Legras, directrice des affaires juridiques du ministère des Armées.

Extrait concernant le temps de travail des militaires (30 mars 2021)

 

«…Concernant la directive sur le temps de travail, j’évoquerai principalement ses conséquences opérationnelles, puisque les questions juridiques en lice sont les mêmes.
Les autorités françaises n’ont pas transposé aux militaires la directive 2003/88, considérant qu’elle ne s’appliquait pas à eux, les stipulations du droit primaire réservant aux États ce qui relève de la sécurité nationale. Sa lecture révèle d’ailleurs qu’à l’évidence, ses rédacteurs n’avaient pas à l’esprit la situation des militaires. Elle comporte des exceptions pour les popes orthodoxes, les gardiens d’immeuble ou les gens de mer – mais pas pour les militaires. Cette prise de position répondait à une préoccupation majeure du chef d’état-major des armées et de l’ensemble des militaires.
La transposition se heurterait en effet à de lourdes difficultés. La directive prévoit un décompte individualisé du temps de travail plafonné à quarante-huit heures, à prendre en compte sur une période de quatre mois, alors que l’organisation de l’armée française part non pas de l’individu mais du collectif. Elle ne peut organiser ses activités que collectivement, au niveau de la section, de la compagnie, du régiment. Procéder pas décompte individuel serait pour elle contre-nature.

En outre, le niveau d’engagement des forces armées particulièrement élevé repose sur le continuum formation-entraînement-déploiement. Dans le contexte stratégique actuel, le plafond hebdomadaire de quarante-huit heures peut ne pas être respecté sur une période de six mois, période de référence contraignante de la directive. Les chefs militaires, qui ne sont pas des bourreaux, veilleront à ce que les permissions soient prises le semestre suivant, organiseront dans l’année les choses de manière adéquate, au regard de ces exigences, mais la nécessité de la mission primera. La violence affrontée par les armées sur les théâtres extérieurs rappelle l’importance du maintien de forces armées disponibles en tout temps et en tout lieu, conformément au principe figurant dans la loi, et de la préservation de l’esprit militaire. Mes collègues militaires constatent que les pays qui ont transposé la directive, d’inspiration française, paient un lourd tribut en termes de disponibilité, de combativité, d’interopérabilité et de cohésion. Même partielle, l’application de la directive sur le temps de travail conduirait inéluctablement à une augmentation des effectifs, qui ne pourraient être recrutés et formés que sur plusieurs années, moyennant des conséquences budgétaires majeures. Mais surtout, dans l’ordre immatériel, elle aurait pour effet de mettre à bas l’unité de sort des militaires. La singularité du statut veut qu’un officier et un militaire du rang partagent cette condition de disponibilité en tout temps et en tout lieu, au cœur de la cohésion et de l’efficacité de nos forces armées. Le sens du collectif primant, un militaire ira chercher son frère d’armes sous les balles

La décision de la Cour de justice, attendue pour le mois de mai ou de juin, fait suite à un précontentieux devant la Commission européenne, relatif au droit français. Au bout de deux ans de négociation et de corps à corps avec les services de la Commission, nous avons réussi à le faire classer sans suite, en comité des infractions, en illustrant abondamment le fait qu’un équilibre ad hoc entre droit et devoir était au cœur du statut militaire, que nous garantissions bien entendu un haut niveau de protection de la santé des militaires et qu’une concertation poussée est désormais organisée au sein des armées, mais qu’en revanche, nous ne pouvions rendre compte de la singularité de l’engagement militaire avec les règles de droit commun. La difficulté actuelle résulte d’une question préjudicielle slovène. Une fois tous les deux mois, un soldat d’infanterie slovène doit effectuer un tour de garde à la frontière croato-slovène. Éloigné de chez lui, il perçoit une prime, mais il voulait faire juger que lorsqu’il dormait dans son chalet de montagne, il aurait dû être payé en heures supplémentaires. Comme vous pouvez le constater, il s’agit, non pas de graves questions de vie ou de mort, de santé ou de sécurité, mais d’un problème de complément de salaire. Et comme vous pouvez l’imaginer, il n’y a pas en Slovénie une armée conséquente. Il reste que la question posée à la Cour de justice est de savoir si la directive sur le temps de travail est applicable aux membres des forces armées, et sa réponse vaudra erga omnes. À la faveur de ce contentieux, le statut militaire est donc mis en jeu sur la scène européenne !

Le Gouvernement français est intervenu à l’écrit comme à l’oral. Il a rappelé que ni le droit primaire ni la directive ne permettaient, à notre avis, à l’Union de réglementer le temps d’activité des forces armées. Nous avons souligné les graves conséquences d’une transposition, même partielle, aux militaires. Au-delà des forces armées, si cette jurisprudence est transposée en droit français, il n’y aura plus de gendarmerie nationale, plus de brigade de sapeurs-pompiers de Paris (BSPP), plus de marins-pompiers de Marseille et je ne sais pas comment nous nous en sortirons avec le Service de santé des armées. Nous avons toujours porté les intérêts de la gendarmerie nationale avec ceux des autres militaires.

La différence avec l’affaire qui touche au droit du renseignement et des enquêtes pénales, c’est la singularité de nos armées au sein de l’Europe. La plupart des armées n’étant pas comparables à l’armée française, nous n’avons pas réussi à susciter des interventions en grand nombre. En dehors de l’Allemagne, de l’Espagne et de la Slovénie, nous étions seuls. Pour des raisons que je peine à m’expliquer, l’Allemagne, qui a transposé la directive de manière maximaliste sans utiliser ses exceptions et dérogations, a plaidé la position directement contraire à celle de la France et souligné que, par principe, les militaires relevaient de la directive, sauf lors des missions de haute intensité. La Commission est allée dans le même sens – elle est habituellement en faveur d’une maximalisation du champ d’application du droit de l’Union.

Les conclusions de l’avocat général publiées le 28 janvier invitent malheureusement la Cour à consacrer cette position défendue par l’Allemagne et la Commission. Elles ont une valeur d’orientation très forte et affirment qu’en principe, les militaires relèvent de la directive sur le temps de travail, sauf lorsqu’ils exercent des « activités spécifiques », c’est-à-dire des activités conduites dans des circonstances exceptionnelles ou des activités de membres d’unités d’élite. Il propose une interprétation relativement large de ces notions, mais il n’est pas sûr que la Cour en fera autant. Il faut s’y préparer. Il faut distinguer, dit-elle, le service régulier des militaires, comparable à tout autre métier, et les activités proprement militaires. Bien entendu, nous avions pris appui sur l’article 4§2 du TUE et sur la compétence exclusive qu’il confère aux États en matière de sécurité nationale. Mais l’avocat général s’est cru obligé sur cette question de suivre la position qui venait d’être prise, au mois d’octobre, en matière de renseignement, dans l’arrêt Quadrature du net, consistant à dire que les États ne sauraient s’abriter derrière l’article 4§2 pour plaider que le droit de l’Union ne s’appliquerait pas. Je ne peux en dire plus. Ce n’est pas davantage expliqué dans les arrêts de la Cour. C’est une position de principe. La directive s’applique en dépit du Traité, parce que le droit de l’Union s’applique. En termes de hiérarchie des normes et de primauté du Traité sur le droit dérivé, c’est assez compliqué à expliquer. Aucune portée n’est donnée à cette réserve de compétence des États inscrite dans les traités.

Nous avons également essayé de nous raccrocher à une prise de position de la Cour de justice qui, en 2003, dans une affaire allemande de service militaire, avait fait l’effort de décliner cette compétence. Les hommes se plaignaient de ce que les femmes n’étaient pas soumises au service militaire, estimant que c’était contraire au principe communautaire de non-discrimination. L’Allemagne avait plaidé l’incompétence de la Cour, laquelle avait confirmé que, toutes les questions touchant à l’organisation militaire étant en dehors du champ du droit de l’Union, elle estimait ne pas avoir à se prononcer. Mais ce précédent a été écarté.

Sur le terrain de la directive, nous avions encore bon espoir puisque celle-ci, qui est assez mal écrite, laisse une marge de flexibilité. Quand des particularités inhérentes à une activité s’opposent de manière contraignante à son application, il est possible de se placer en dehors de son champ. La Cour de justice, qui a toujours maximisé la portée de la directive sur le temps de travail, qu’il s’agisse des moniteurs de colonies de vacances ou des services départementaux d’incendie et de secours, a ainsi fait une exception récente pour les foyers d’accueil roumains Elle a considéré que l’activité d’une famille d’accueil était peu compatible avec la directive et qu’eu égard à ses spécificités, elle ne pouvait s’appliquer. Nous espérions bénéficier de la jurisprudence sur les foyers d’accueil roumains mais ce n’est pas ce qui se dessine.

La Cour est invitée à juger dans le sens de la distinction entre le service courant et les véritables activités spécifiques. À l’oral, nous nous sommes attachés à montrer que cette approche était fallacieuse et inapplicable pour une armée entièrement professionnalisée, ce qui n’est pas le cas de toutes les armées européennes. Nous avons expliqué qu’il ne pouvait y avoir, d’un côté, des circonstances extraordinaires et, de l’autre côté, des circonstances non extraordinaires. Nous l’avons illustré en rappelant l’expression américaine « every man is a riffle man ». C’est précisément ainsi qu’est organisée l’armée française. À tout moment, chacun peut être projeté en opération. Comme directrice des affaires juridiques, j’ai dans mon service quelques militaires de l’armée de terre et quelques commissaires que l’on me prend régulièrement pour les envoyer en OPEX au Levant ou au Sahel. Ils doivent être en condition opérationnelle pour assumer ces missions. En plus de leur travail, ils assurent des tours de garde pour entretenir leur militarité. L’examen d’un tableau de service d’un régiment met en évidence le cycle « formation, entraînement, déploiement », régi par un rythme propre. Comment isoler au sein des armées les membres des unités d’élite, qui seraient placés hors du champ de la directive sur le temps de travail, tandis que ceux concourant à leur soutien devraient fonctionner selon les règles de la directive ? Ou alors on serait soumis à un régime différent dans le cadre par exemple d’un soutien dans l’opération menée après le cyclone Irma, puis on en reviendrait au décompte individualisé du temps de travail. Selon une idée fallacieuse, que j’appelle le syndrome d’Asterix gladiateur, il y aurait au sein des armées des militaires dédiés aux seules tâches d’entretien, d’administration, de garde ou de surveillance. Or tel n’est pas le cas puisque chacun, militaire du rang ou sous-officier, assume des missions de garde, par exemple, dans le cadre du tour de service. En outre, garder une emprise militaire, ce n’est pas être gardien de supermarché. On est armé, on obéit à des conditions d’ouverture du feu particulières, on doit rendre compte à une chaîne hiérarchique particulière.

Si on en arrive là, le chef d’état-major des armées devra dire quelles sont, au sein de chaque armée, les unités d’élite, les unités à haute valeur intensité et celles qui ne le sont pas. Il faudra appliquer le régime de la directive pour l’encadrement du travail de nuit. Bien entendu, nous préparons nos hommes à intervenir la nuit, car les opérations se déroulent principalement la nuit. Il faudra appliquer le système des repos compensatoires là où des règles propres ont cours dans les armées. Les congés particuliers post-opérations, l’attribution de temps libres sont parfois déterminés par les lois, règlements et directives, mais sous la responsabilité personnelle du commandement, qui a la responsabilité de la santé et du moral de ses hommes.

Nous craignons que la Cour ne se montre pas sensible à ce que nous avons essayé de lui expliquer. Le risque est de la voir appliquer la même toise alors que l’histoire, les responsabilités et l’organisation de chaque armée sont différentes. Il n’y a pas un modèle d’armée européen. Dans la mesure où les Traités prévoient le respect de la réserve de compétence en matière de sécurité nationale et indiquent que l’Union doit respecter les fonctions essentielles de l’État, nous estimons que cela aurait dû la conduire dans une autre direction. Les spécificités de l’armée française jouent contre nous. Armée de projection entièrement professionnalisée et très mobilisée, elle est très différente des autres armées de l’Union européenne. Comme le disent les traités, elle assume des responsabilités particulières et majeures en matière de maintien de la paix et de sécurité, parce que la France est membre du conseil de sécurité des Nations unies.

L’avocat général concède que l’application de la directive sur le temps de travail s’avérera éminemment complexe pour l’armée française. Il a bien compris qu’il y avait un problème français, mais il dit qu’on pourra faire des exceptions lors de circonstances exceptionnelles, avec des réévaluations périodiques de la nécessité de ne pas appliquer la directive. On retrouve la logique « état d’urgence » de l’arrêt Quadrature du net, devenue matrice de pensée. Ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles bornées dans le temps qu’on pourrait faire prévaloir les intérêts de la sécurité nationale sur les droits des individus.

Cette préoccupation tient grandement à cœur au chef d’état-major des armées et aux chefs d’état-major d’armée. Mais ce n’est pas seulement un sujet d’étoilés de Balard. Chaque fois que j’interviens dans des écoles de formation initiale ou continue de militaires ou que je vais dans les forces, c’est toujours la première question qui m’est posée.

L’engagement des militaires du rang, des sous-officiers ou des officiers est singulier. Leur appliquer cette règle de droit commun serait pour eux un progrès de la banalisation qui changerait la nature de leur engagement.

 

Claire LEGRAS
Directrice des affaires juridiques
Ministère des Armées
(Extrait d’audition du 30 mars 2021)

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Source photo : Ministère des Armées

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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Source : asafrance.fr