TURQUIE : Les jeux dangereux du président ERDOGAN

Posté le mercredi 24 juin 2020
TURQUIE : Les jeux dangereux du président ERDOGAN

« Lundi », nous disent Nathalie Guibert et Jean-Pierre Stroobants pour le Monde, « la ministre française Florence Parly a appelé le secrétaire général, Jens Stoltenberg, pour évoquer un incident grave, entre alliés. Le 10 juin, la frégate française Courbet, sous commandement de l’OTAN dans l’opération de surveillance « Sea Guardian » dans l’est de la Méditerranée, a été mise en joue par la marine turque » (1) – et ce à trois reprises. Dans le même temps, le président français, qui recevait son homologue tunisien Kais Saied, dénonçait sans détours le comportement de la Turquie en Libye : « Je considère aujourd'hui que la Turquie joue en Libye un jeu dangereux et contrevient à tous ses engagements pris lors de la conférence de Berlin » le 19 janvier dernier (2). Emmanuel Macron évoquait aussi avoir eu lundi 22 juin dans l’après-midi une conversation téléphonique sur le sujet avec le président Trump. Faut-il rappeler que la Turquie et la France appartiennent toutes deux à l’OTAN ?

 

Bien sûr, l’incident est très grave (« Selon les règles d'engagement de l'Otan, un tel acte est considéré comme hostile », avait précisé le ministère des Armées au Figaro). Mais il n’est pas le seul provoqué par la marine turque : par exemple, début juin avec le Cirkin, navire sous pavillon tanzanien, qui semblait se diriger vers la Tunisie. « Mais en chemin, comme d’autres bateaux avant lui, il a changé de direction pour la Libye, en masquant son immatriculation et en coupant son émetteur d’identification automatique AIS. Escorté par deux frégates turques, le cargo était bien protégé. Aux militaires grecs et français qui les ont interrogés sur leur route, les Turcs se sont présentés comme « navires OTAN », utilisant abusivement l’identifiant radio de l’organisation » (1). Ou encore, à propos de la Grèce, justement : « Le 3 mai », rapporte Laurent Lagneau pour Opex360 (3), selon Athènes, « l’hélicoptère NH90 du ministre grec de la Défense, Nikos Panagiotopoulos, avait été harcelé par des F-16 turcs lors d’une tournée d’inspection dans les îles d’Inousses et d’Aghatonissi, en mer Egée, dans une zone faisant l’objet d’un différend territorial avec la Turquie ». Ajoutant : « cette journée a d’ailleurs été mouvementée, puisque, selon les médias grecs, les avions de chasse turcs auraient commis 52 violations de l’espace aérien grec ».

Ceci sans oublier que la Turquie rode autour du gaz dans les eaux territoriales de Chypre sans avoir de droit sur ce pactole au regard du droit international sauf à modifier sa zone économique exclusive – selon, disions-nous ici en février dernier (4), un dessin qui coupe la zone exclusive grecque entre Chypre et la Crète, précisément sur le chemin du futur gazoduc EastMed qui acheminera le gaz de la Méditerranée orientale vers l’Italie et l’Union européenne. Le tout en passant le 7 novembre dernier avec le gouvernement d’union nationale (GUN) de Tripoli, qui contrôle 20% du territoire à l’ouest de la Libye, un accord qui redéfinit les zones économiques exclusives des deux pays. Aux dépens de celles de la Grèce et de Chypre. Mais avec une promesse d’aide en armes et en hommes faite au gouvernement libyen de Fayed-el-Farraj (le GUN) aux prises avec le maréchal Haftar, qui domine l’est de la Libye, avec l’essentiel du pétrole, et tentait de prendre, sans succès pour l’heure, Tripoli. Autre chose ?
Oui, il y a le chantage aux migrants fait à l’Union européenne en mars dernier (5) – le président turc, Recep Tayyip Erdogan affirmant que « son pays garderait ses frontières ouvertes avec l’Europe pour les laisser passer » si ses « exigences » (exemption de visas pour les ressortissants turcs désirant se rendre dans l’UE et aides financières accrues) n’étaient pas respectées. Pour ne rien dire encore du comportement des Turcs en Syrie, à Idlib, où ils ne respectent pas plus leur accord avec les Russes. Et la liste des provocations n’est pas exhaustive.

Mais pourquoi diable le président turc – qui plaidait il y a quelques années pour une politique à « zéro problème » avec ses voisins, s’est-il fâché avec tout le monde ? Peut-être parce que, si l’on suit le philosophe et diplomate tunisien Mezri Haddad (6), il a en tête un rêve, celui de la reconquête des territoires « historiquement turcs » comprenons ottomans, telle la Libye, qui fut possession ottomane de 1551 jusqu’à 1912 (Traité de Lausanne-Ouchy par lequel elle cédait la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Dodécanèse à l’Italie). Erdogan partageait ce rêve avec son premier ministre Ahmet Davutoglu (2014-2016) qui s’intéressait beaucoup, lui, aux turcophones d’Asie centrale – deuil fait de la Crimée, arrachée aux Ottomans par Catherine II de Russie en 1792 – avec la domination de la mer Noire. Aujourd’hui ? « Par-delà les motivations ponctuelles et immédiates d’Erdogan, qui provoque une nouvelle crise migratoire, menace Chypre d’invasion, galvanise la diaspora turque contre les pays européens qui les accueillent, étend son influence idéologique sur les Balkans, et enfin déplace des milliers de djihadistes en Libye, on retrouve un redoutable et sous-jacent projet panislamiste et néo-ottoman qu’il faudrait déceler et combattre » résume donc Mezri Haddad. Qui précise encore le projet « panislamiste » du président turc : « remonté contre l’Europe qui lui a refusé l’adhésion, Erdogan se positionne comme leader d’une alternative anti-occidentale, celle de l’Orient contre l’Occident, de l’islam contre la chrétienté, des colonisés contre les colonisateurs, des «damnés de la terre» contre les dominateurs ».

Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques) et spécialiste de la Turquie, n’est pas convaincu par la dimension néo-ottomane d’Erdogan. Mais plutôt par « l’aspect politique, voire idéologique », de son intervention en Libye. « Ainsi, le gouvernement Al Sarraj officiellement reconnu en Libye par les Nations Unies s’inscrit dans la mouvance des frères musulmans et Erdogan, s’il n’est pas lui-même un frère musulman, a des intérêts communs avec eux ». Au plan géopolitique, ajoute-t-il, « dans toute la région, des recompositions géopolitiques sont à l’œuvre et la Turquie, même si elle ne mène pas, selon moi, de politique néo-ottomane, a une volonté d’affirmation régionale. Des jeux d’alliances sont ainsi en train de se mettre en place. Actuellement, le grand partenariat de la Turquie est avec le Qatar, contre l’Arabie Saoudite, l’Égypte et les Émirats Arabes Unis qui, jusqu’à récemment, étaient très impliqués auprès de Khalifa Haftar ». Notons qu’avec les Russes, qui soutenaient Haftar (mais demain, après son recul devant Tripoli ?), la situation est moins claire : certains dossiers sont communs à Moscou et Ankara mais leurs relations restent disons contrastées – les Russes ayant besoin du Bosphore pour leurs navires de guerre, tenu par la Turquie, les Turcs du gaz russe et de la patience de Vladimir Poutine en Syrie, entre autres choses.  

Intéressante encore, la remarque de Didier Billion sur les ambitions du président turc en Afrique : « il y a une véritable stratégie d’influence de la part de la Turquie en direction du continent africain et plus précisément dans la corne de l’Afrique, au Soudan et en Somalie », où Erdogan a pu ouvrir en 2017 une base militaire – la seule, avec celle du Qatar, dont disposent les Turcs hors de leurs frontières. Stratégie qui comporte un volet économique (« il y a eu deux sommets turco-africains à Istanbul ») comme un volet diplomatique (« le nombre d’ambassades turques sur le continent a triplé »).

On le voit, le président turc, quasi hors de contrôle, est parfaitement déterminé à s’affirmer dans la région et au-delà. Pour autant, peut-il se comporter en dehors des règles de l’alliance militaire à laquelle il appartient, l’OTAN ? Non, a répondu Emmanuel Macron. Qui a souligné que l’acte agressif de la Turquie contre un navire français chargé de mission par l’alliance pour les Nations Unies représentait « l'une des plus belles démonstrations qui soient » de « la mort cérébrale de l'alliance » (1). « Je vous renvoie à mes déclarations de la fin de l'année dernière sur la mort cérébrale de l'Otan ». Et pour être précis, tant pour la conduite des Turcs que pour le désordre en Libye : « Tant que nous continuerons, membres de l'Otan, Européens, parties prenantes de ce sujet, à être faibles dans nos propos ou à manquer de clarté, nous laisserons le jeu des puissances non coopératives se faire » a-t-il dit lundi. « Je ne veux pas dans six mois, un an, deux ans, avoir à constater que la Libye est dans la situation de la Syrie d'aujourd'hui ». Parfait et que dit l’OTAN dont le commandement militaire, rappelons-le, est américain ? Qu’une enquête est ouverte – la Turquie réfutant les accusations françaises. C’est que le président Trump est en campagne électorale, qu’il cherche à se désengager de cette partie du monde et que les Turcs ont déjà menacé de fermer la base d’Incirlik (OTAN) indispensable aux intérêts de Washington.

En attendant, les positions se sont durcies en Libye. L’Egypte – qui soutient le maréchal Haftar, lequel a échoué devant Tripoli, veut que Syrte, verrou vers l’Est libyen et la frontière égyptienne reste sous le contrôle du maréchal. Le président égyptien Al-Sissi vient de préciser ce 20 juin qu’il interviendrait militairement si cette ligne rouge était franchie – avec le soutien clair d’autres pays arabes, Emirats arabes unis, Arabie Séoudite…

Combien de joueurs, petits en grands, dans ce jeu dangereux ?

Hélène NOUAILLE
Lettre de Léosthène

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

 

 

 

Notes :

(1) Le Monde, le 18 juin 2020, Nathalie Guibert et Jean-Pierre Stroobants, L’activisme militaire de la Turquie empoisonne l’OTAN
https://www.lemonde.fr/international/article/2020/06/18/l-activisme-militaire-turc-empoisonne-l-otan_6043283_3210.html

(2) Le Figaro/AFP, le 22 juin 2020, Steve Tenré et AFP, Emmanuel Macron dénonce le « jeu dangereux » de la Turquie en Libye
https://www.lefigaro.fr/flash-actu/emmanuel-macron-denonce-le-jeu-dangereux-de-la-turquie-en-libye-20200622 

(3) Opex360, le 6 mai 2020, Laurent Lagneau, Une vidéo montre un F-16 turc en fâcheuse posture face à un mirage 2000-5 grec
http://www.opex360.com/2020/05/06/une-video-montre-un-f-16-turc-en-facheuse-posture-face-a-un-mirage-2000-5-grec/

(4) Voir Léosthène n° 1443 du 5 février 2020, La Turquie, la Libye et le gaz en Méditerranée

(5) Capital, le 11 mars 2020, Turquie : chantage d’Erdogan sur les migrants avec l’Union européenne
https://www.capital.fr/economie-politique/turquie-chantage-derdogan-sur-les-migrants-avec-lunion-europeenne-1364444

(6) Le Figaro, le 3 mars 2020, Mezri Haddad, « Erdogan mène un projet panislamiste et néo-ottoman qu’il faut combattre de toute urgence »
https://www.lefigaro.fr/vox/monde/erdogan-mene-un-projet-panislamiste-et-neo-ottoman-qu-il-faut-combattre-de-toute-urgence-20200303

 

 

Source : www.asafrance.fr