UKRAINE : L'air de rien, la Chine compte les points avec beaucoup d'opportunisme  

Posté le vendredi 25 mars 2022
UKRAINE : L'air de rien, la Chine compte les points avec beaucoup d'opportunisme  

Daniel Haber, auteur de l'article ci-dessous, a été Conseiller du Commerce Extérieur (CCE) de longues années et consacre désormais son temps à l’enseignement et à la recherche en économie internationale et en géopolitique avec une spécialisation sur l’Asie de l’Est.

 

La crise ukrainienne vue de Zhongnanhai

 

La guerre en Ukraine et ses effets disruptifs sur la géostratégie mondiale présente pour la Chine comme toutes les crises (Weiji) à la fois des risques (Wei) et des opportunités (Jihui). Nul doute que les stratèges de Zhongnanhai procèdent à une analyse coûts/avantages afin de permettre au président Xi de prendre des positions optimales pour les intérêts propres de la Chine ou selon la version chinoise de « tirer les marrons du feu » : « Emprunter la soupe du voisin pour faire cuire ses nouilles (借汁儿下面) »

 

A l’actif pour la Chine, on peut lister la vassalisation de la Russie tant en matière monétaire que commerciale :

Du fait des sanctions occidentales celle-ci devient prisonnière du système Yuan Renminbi (CNY). Ce dernier se renforce ainsi que le réseau d’Unionpay aux dépens de Visa et Mastercard en Russie. Il s’internationalise et poursuit sa digitalisation dans la foulée du succès du e-CNY lors des Jeux Olympiques, rendant par la même les importations stratégiques (gaz, métaux, blé, orge.) moins coûteuses.

Selon le bureau national des statistiques chinois, la Chine a importé de Russie en 2021 513Mt de brut soit 15% de ses approvisionnements et 32% des exportations de brut Russes, 121 Mt de gaz et 320Mt de charbon. Nul doute que la force de négociation était du côté de la Chine lors de la conclusion du nouvel accord avec Gazprom pour le nouveau gazoduc Soyouz Vostok et le contrat d’approvisionnement sécurisant 50md m2/an à bon prix (mais libellé tout de même en Euros) ainsi qu’un nouveau contrat signé 6 jours avant l’invasion de l’Ukraine portant sur 100Mt de charbon (libellé en USD) Ce pourrait être un avantage compétitif notable alors que ses concurrents font face à une flambée des coûts de l’énergie. Ils augmentent cependant la dépendance de la Chine à la Russie et sont hypothéqués par les incertitudes logistiques infrastructurelles.

Les mêmes sanctions permettent à la Chine de devenir pour la Russie la seule source de technologies (semiconducteurs, télécoms,) et par là même de prendre des positions stratégiques en Russie qui pourraient servir un jour, tel Huawei auquel la Russie fait appel en matière de cybersécurité et cyberdéfense. Les traders chinois, hongkongais ou indiens pourraient aussi jouer un rôle dans l’approvisionnement crucial des producteurs occidentaux de semiconducteurs en néon et en palladium russes pour lesquels les sanctions pourraient être discrètement ignorées. On pourrait voir un retour des barters et autres méthodes de compensations qui avaient marqué les années 70.

L’exode des multinationales occidentales de Russie pourrait offrir par ailleurs à la Chine de belles opportunités de sécuriser des sources stratégiques (métaux, hydrocarbures) en récupérant à vil prix leurs participations dans les sociétés et projets russes.

 

Sur le plan géostratégique, cette position de force de la Chine pourrait lui permettre un jour de demander des concessions territoriales en Sibérie, voire le retour de Vladivostok (ex Haishenwai) cédée par l’empire Qing à la Russie dans le cadre des traités inégaux de 1860.

Nul doute que les conseillers de Xi Jinping révisent leurs 36 stratagèmes : Le n° 6 vient naturellement à l’esprit : « Bruit à l’Est ; attaque à l’Ouest » (et inversement) Il pourrait être tenté de se lancer dans une aventure taiwanaise mais il est peu probable qu’il prenne ce risque dans une année cruciale où la stabilité est souhaitable à la veille du 20e congrès du Parti lui permettant de prolonger son mandat du ciel. L’observation des réactions et interactions des dirigeants occidentaux lui permet en revanche – suivant les conseils de Sun Zi – de parfaire sa connaissance des processus de décision, des faiblesses et limites des adversaires dans une étude de cas riche d’enseignements pour l’avenir.

L’envers du décor fait cependant apparaitre au passif pour la Chine de nombreux inconvénients :

Étant donné sa position géographique et son accord commercial avec l’U.E., l’Ukraine joue un rôle clé dans le projet cher à Xi Jinping des nouvelles routes de la soie qu’elle a rejoint en 2017. Ce dernier l’a réaffirmé dans une note au président ukrainien en janvier 2022 soulignant l’importance pour la Chine et la BRI du développement du partenariat stratégique entre les deux pays. Depuis 2013, divers accords ont permis un développement rapide tant du commerce bilatéral que des investissements chinois.

En 2019, la Chine a dépassé la Russie pour devenir le premier partenaire commercial de l’Ukraine et en 2021, l’Ukraine a exporté 8md USD vers la Chine, essentiellement des céréales : 7Mt dont 30% des importations de maïs de la Chine, du minerai de fer, du titane, de l’huile de tournesol mais aussi des armes et des moteurs d’avion (la Chine s’est efforcée sans succès de prendre le contrôle de son fournisseur Motor Sich, l’un des leaders mondiaux dans la fabrication des missiles, hélicoptères et moteurs d’avion). De son côté, la Chine a exporté pour 10md USD d’équipements et de biens de consommation. La rupture des chaînes d’approvisionnement pose cependant une menace sur la sécurité alimentaire de la Chine. Le Président Xi vient de déclarer que « les bols de riz chinois doivent être remplis de grains chinois » et de fixer l’objectif de porter l’autonomie céréalière de la Chine de 80% à 95%.

Les deux producteurs ukrainiens, Ingas et Cryoin, fournissent par ailleurs la moitié de la fabrication mondiale du néon raffiné, indispensable pour le fonctionnement des lasers servant à fabriquer les semiconducteurs. La rupture de ces approvisionnements pourrait donner un coup d’arrêt aux efforts déployés par la Chine pour combler son retard dans ce secteur stratégique. La secrétaire américaine au Commerce Gina Raimondo a par ailleurs rappelé aux firmes technologiques chinoises qui voudraient approvisionner la Russie qu’elles feraient l’objet de sanctions mettant en péril la poursuite de leurs opérations.

Depuis 2013, la Chine a par ailleurs investi environ 10md USD en Ukraine, essentiellement dans l’énergie éolienne et solaire, les transports et l’agriculture. Elle a financé divers travaux ferroviaires et portuaires (Odessa) et COFCO a investi 75m USD dans le terminal céréalier de Mykolaiv sur la mer Noire. En 2020, le solde de la dette ukrainienne vis-à-vis de la seule Bank of China était de 1,13md USD. Un contrat de 2md USD est en cours de discussion pour la ligne 4 du métro de Kiev. Les destructions causées par la guerre affectent donc directement les intérêts chinois. Des négociations étaient également en cours pour l’attribution à Chengxin-Lithium de concessions d’exploration des énormes ressources de lithium à l’est de l’Ukraine.

Cette guerre remet également en cause le rôle que la Chine comptait faire jouer aux pays de l’Europe orientale (17+1) dans la BRI en matière de commerce, d’investissements et de technologie, en particulier la Pologne qui outre sa position nodale dans la chaîne logistique abrite le siège européen de Huawei et aspirait à jouer un rôle équilibré entre la Chine et les USA.

 

Sur le plan financier, les sanctions mettent la Chine dans une situation délicate. Ses moyens d’aider la Russie à contourner les sanctions sont limités dans la mesure où elle ne peut risquer elle-même de tomber sous leur coup et de mettre en péril ses relations commerciales avec l’Union européenne et les Etats-Unis qui sont sans commune mesure avec celles qu’elle a avec la Russie (ses exportations vers la Russie sont de 68md USD alors que le total de ses exportations vers les Etats Unis et l’Union dépassent les 1.000md USD). Elle a avec la Russie une ligne swap de 150md CNY et la CBR a des dépôts en CNY à la banque centrale chinoise équivalents à 90md USD. Ces lignes pourraient être augmentées mais cela pose le problème du risque souverain sur la Russie maintenant classée « junk » par les agences de notation. Par ailleurs, l’utilisation du système de compensation chinois CIPS comme alternative au système SWIFT reste problématique et limitée par sa faible couverture internationale et par son manque de liquidité. Il pourrait également encourir certaines sanctions. Enfin, du point de vue russe, l’accès au seul CNY est très restrictif car il représente actuellement seulement 2% des transactions globales (60% des exportations chinoises en Russie sont encore libellées en USD). L’appréciation du CNY a des effets positifs sur les investissements directs à l’étranger et les importations chinois. Elle pénalise en revanche les exportateurs chinois, bien entendu vis-à-vis de la Russie mais aussi vers les autres marchés en zones dollar et euro qui sont cruciaux pour atteindre l’objectif de 5.5% de croissance annoncé pour 2022.

 

Sur le plan logistique, la guerre met également en péril les chaines d’approvisionnement chinoises et les transports maritimes et ferroviaires déjà saturés. Les voies ferrées traversant l’Ukraine, partie croissante du réseau BRI depuis la signature en juillet 2021 d’un accord créant un service régulier entre Xi’an et Kiev, ont été détruites et le projet de hub ferroviaire de Hongrie en est également affecté ainsi que l’ensemble du corridor sud de la BRI. Le contournement par la voie Caspienne méridionale est étudié mais impliquerait un quasi doublement du temps de transit. Même les lignes traversant la Russie et la Biélorussie sont menacées car les chargeurs qui les empruntent craignent de tomber sous le coup des sanctions ou d’avoir leurs marchandises saisies. Et les transporteurs comme Maersk refusent d’accepter les réservations. L’ensemble du réseau ferré BRI dessert 183 villes dans 27 pays européens et a transporté en 2021 d’après les Chinese State railways 1.46MTEU1. Le fret aérien lui-même est affecté par les sanctions en termes de coûts, de temps de transport et de capacité.

Au niveau micro économique, les sociétés chinoises actives en Russie doivent maintenant évaluer d’une part leurs risques crédit russes et ukrainiens de l’autre les risques associés aux sanctions que ces relations leur font courir.

Ainsi Tik Tok n’a pas hésité à bloquer l’accès aux médias d’Etat russes (RT, Sputnik, RIA Novosti) et Volvo, filiale de Geely a suspendu ses opérations en Russie. Les fabricants chinois de téléphones (Xiaomi, Honor) revoient leurs plans en Russie a la lumière des risques de sanctions.

Quelles vont être les réactions de la Chine après l’analyse de ce bilan ? Les prises de positions publiques réaffirment « l’amitié entre les peuples russe et chinois solide comme le roc et les perspectives de futures coopération immenses » selon les dires de Wang Yi en marge des deux sessions. Plus discrètement, la Chine donne des signes d’impatience : appel à la retenue de Xi Jinping à Vladimir Poutine lors d’une conversation, entretien de Xi avec le Président Macron dans la foulée de l’accord franco-chinois de coopération en pays tiers et sommet Chine-Union européenne prévu pour parler des sanctions réciproques et de la crise ukrainienne. Un rapprochement sino-européen pourrait émerger à l’occasion de ce grand chamboulement géostratégique (au prix peut être d’une mise en sourdine des critiques concernant les Ouïgours et Hong Kong)

 

Paul CLERC-RENAUD,
CCE Nice

 

1 Le sigle TEU (Twenty-foot Equivalent Unit en anglais) est une unité de mesure dans laquelle sont exprimés les trafics conteneurisés et la capacité des navires porte-conteneurs


Cet article est extrait de la Lettre N°47 du CCE "La Chine hors les Murs "

 
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Source : www.asafrance.fr