UKRAINE : Les premiers enseignements de la guerre en Ukraine

Posté le samedi 25 juin 2022
UKRAINE : Les premiers enseignements de la guerre en Ukraine

L'invasion de l'Ukraine constitue la plus grande opération d'envergure pour l'armée russe depuis la Seconde Guerre mondiale. L'objectif initial de Moscou qui visait le contrôle du pays après une offensive éclair de quelques jours, ainsi que l'élimination du président ukrainien et son remplacement par un homme lige du Kremlin, n'a pas été atteint. Suite à ce premier revers, la Russie s'est alors lancée dans une guerre longue dans le Donbass. Après plusieurs semaines de conflit et quelle que soit l'issue des affrontements, on peut tirer des premiers enseignements cruciaux qui concernent notamment le pouvoir de l'image, le rôle clé de l'esprit de défense et l'apparition d'une cyber guérilla inédite et très performante.

 

Une image vaut mille mots

 

Cet adage de Confucius sur la puissance des images, affirmé il y a plus de deux mille ans, reste d'actualité. Avec leur habillage émotionnel, les reproductions visuelles participent activement à la guerre de l'information et agissent fortement sur les fibres ultrasensibles de l'émoi, de la colère et de la passion. Les images ont servi de support au président ukrainien Zelinsky pour convaincre, par le biais de visioconférences, les gouvernements étrangers de lui fournir une aide conséquente. Les manœuvres d'exploitation des images, qui bouleversent, captivent ou enfièvrent les lecteurs, les téléspectateurs et les internautes, se sont imposées comme des armes redoutables pour orienter les jugements et conquérir l'opinion : des armes de persuasion massive qui sont particulièrement efficaces dans nos sociétés « ouvertes », informées en continu, connectées, fébriles et impatientes.

 

Ainsi dans le cas de l'Ukraine, nous n'avons que des images déchirantes de victimes, de témoignages et de scènes de destruction épouvantables, mais jamais des images relatives aux opérations de guerre. Cette lacune tient au fait qu'il n'y a pas dans ce conflit de reporters intégrés dans les formations combattantes. Ces journalistes « embedded » participent directement aux engagements (avec des règles de protection évidentes) et présentent un fait de guerre au grand public qui voit ainsi une situation exceptionnelle à hauts risques avec les yeux de ceux qui la vivent sur le terrain. Cette formule, absente en Ukraine, est connue sous le terme embedding. Elle a été utilisée pour la première fois par l'armée américaine lors de son intervention en Irak en mars 2003. L'expérience s'est poursuivie dans d'autres armées occidentales et les forces israéliennes. Pour sa part, la Russie s'est toujours opposée à la présence de guerriers reporters embedded dans ses unités.

 

Toutefois, cette politique de transparence peut avoir des effets pervers et nuire au bon déroulement d'une mission opérationnelle. Dans cette affaire, il faut toujours garder à l'esprit ce principe intangible : les médias et les militaires n'ont pas la même logique. Pour les premiers, la guerre doit être montrée, si possible sous son aspect affectif donc spectaculaire. Pour les seconds, c'est le côté opérationnel qui doit être privilégié, une notion qui implique la discrétion dans certaines séquences : une intervention armée n'est pas un exercice de téléréalité où prédomine la surenchère de l'émotionnel.

 

L'esprit de défense

 

Cette guerre a remis sur le devant de l'actualité la notion d'union sacrée pour sauver la patrie en danger. D'un côté, le président russe, qui présente l'intervention armée comme une « opération spéciale » destinée à éliminer un « régime nazi », a réussi à mobiliser la majorité de la population grâce à une propagande active. Cet endoctrinement se réfère à la grande guerre patriotique menée contre les forces hitlériennes entre 1941 et 1945.

 

De l'autre, le président Zelinsky qui, après son élection en mai 2019 et des premiers mois de gouvernance contestée, a forgé une authentique nation ukrainienne en transcendant son peuple grâce à ses remarquables talents de comédien et en organisant une résistance méritoire face à l'agresseur russe. Cet esprit de défense qui rassemble la quasi-totalité des habitants s'est notamment traduit par le renforcement des forces de défense territoriales (FDT) qui ont vu leurs rangs grossir avec l'appoint de milliers de civils volontaires et de réservistes. Sur le terrain, leur action s'est concrétisée par le creusement de tranchées, la mise en place d'obstacles pour barrer la route aux chars russes et de check points pour identifier des commandos ennemis en tenue civile infiltrés dans les localités dans le but d'y préparer et commettre des actions de sabotage et des assassinats de personnalités ukrainiennes.

 

Dans le tragique de la guerre, l'esprit de défense de la population ukrainienne s'est aussi manifesté dans l'humour. Ainsi, les habitants de Kiev et d'autres villes ont suivi avec un enthousiasme débordant les directives cocasses des chefs militaires qui incitaient les citoyens à changer les panneaux indicateurs dans certains quartiers pour égarer les occupants russes. Dans cet exercice de leurre, il s'agissait de mettre à la place des pancartes indiquant des cimetières, des morgues, des crématoriums et des lieux de stockage de sacs mortuaires destinés aux cadavres (russes évidemment). Ce mode d'action cynique et désopilant a incontestablement galvanisé le moral des Ukrainiens et semé le trouble chez les envahisseurs. À cela se sont ajoutés les échanges nourris sur les réseaux sociaux où les internautes ukrainiens ont stimulé leur mental en faisant de l'humour noir, cette forme de mépris qui permet de se moquer d'une situation grave: ils ont submergé la Toile de sarcasmes particulièrement vexants à l'encontre des occupants. L'humour noir peut en effet revêtir une dimension salvatrice en agissant comme un ingrédient de résilience et un antidote contre la déprime d'une population bouleversée. Mais la forme la plus piquante de l'humour caustique s'est manifestée avec l'émission à plus d'un million d'exemplaires d'un timbre postal représentant le doigt d'honneur d'un soldat ukrainien devant le croiseur russe Moskva, le navire amiral coulé par des missiles ukrainiens dans la mer Noire.

 

La force extraordinaire de l'esprit de défense qui s'est affirmée en Ukraine devrait nous inciter à réfléchir sur les bienfaits d'un réarmement moral et la nécessité de disposer d'une défense opérationnelle du territoire (DOT) efficace, à l'image de celle qui existait pendant la Guerre froide mais que nous avons supprimée avec une naïveté navrante.

 

Les nouveaux cyber-guerriers

 

Quelques jours avant l'intervention militaire de la Russie, les hackers (pirates informatiques) russes ont lancé une cyberattaque massive pour désorganiser les états-majors de l'armée ukrainienne. Pour ce genre d'opération, le Kremlin dispose d'une véritable armée de spécialistes d'Internet (geeks) capables de semer la confusion sur les réseaux. Ces trublions de la Toile, connus sous le nom de trolls, agissent au sein d'organisations pernicieuses, expertes dans l'art d'infiltrer et de paralyser les plates-formes informatiques. Les Ukrainiens disposent aussi d'une communauté de geeks qui ont mis leur passion de l'informatique au service de leur pays. Ces activistes du Web agissent à coups d'actions de sabotage pernicieuses : introduction de malwares (logiciels malveillants) pour infecter les serveurs avec des virus, phishing (hameçonnage) pour voler des mots de passe et usurper une identité, defacements (détournement d'un site Web pour changer une page d'accueil), attaques par DdoS (déni de service) pour saturer et inonder un site web de trafic malveillant afin de le rendre inopérant. Dans leur combat, les hackers ukrainiens bénéficient d'un appui de taille, celui des Anonymous. Cette nébuleuse de pirates informatiques, créée en 2003 et qui rassemble des internautes du monde entier, est coutumière d'infiltrations malveillantes dans des sites d'entreprises et d'organisations qu'elle veut perturber. Après l'invasion de l'Ukraine, ces agitateurs du Web ont déclaré une cyberguerre au gouvernement russe. Ils ont revendiqué le vol d'une base de données confidentielle du FSB (services secrets russes) comportant notamment le nom de 120 000 combattants russes (militaires et mercenaires). Cette information a évidemment été démentie par Moscou.

 

Les opérations des hackers ukrainiens sont orchestrées par le vice-premier ministre et ministre de la transition numérique Mykhailo Fedorov, un boulimique d'informatique de 31 ans qui a mis en place dès le début de la guerre un outil virtuel performant : l'armée informatique d'Ukraine qui regroupe des bénévoles désireux de mettre leur frénésie d'Internet au service de leur pays envahi. Ces pirates du Web opèrent à partir de la messagerie instantanée et sécurisée Telegram. Lors d'un précédent séjour aux États-Unis Mykhailo Fedorov a noué des contacts fructueux avec des géants du numérique, en particulier Elon Musk, le patron de SpaceX. Cette entreprise spécialisée dans le vol spatial est surtout connue pour être le prestataire privé de la NASA avec laquelle elle est impliquée dans des grands contrats, notamment le programme Starlink d'accès à haut débit à Internet par satellites.

 

C'est justement cette proximité avec Elon Musk qui a permis à l'unité ukrainienne Aerovidka de réaliser un coup de maître fin février 2022. Cette formation, composée de passionnés  d'informatique et de drones, a réussi à arrêter la progression d'une longue colonne (60 kilomètres) de véhicules russes qui se dirigeaient vers Kiev. Pour ce faire, les commandos ukrainiens se déplaçant de nuit sur des quads ont remonté le convoi en empruntant des pistes parallèles à la route et ont mené des actions de destruction sur les véhicules ennemis à l'aide de drones munis de charges explosives. La connexion entre les drones ukrainiens et leur poste de commandement pour donner les ordres de tirs a pu être réalisée grâce à l'intervention du système de satellites Starlink mis à la disposition de l'Ukraine par Elon Musk. Cet épisode étonnant ainsi que le développement des actions de harcèlement sur la Toile ont mis en évidence le pouvoir égalisateur de la cyberguérilla. C'est le principe de la guerre du faible au fort, celui qui oppose le rusé au puissant.

 

La bataille sur le réseau Internet peut faire des ravages considérables. En paralysant les moyens de commandement, elle permet de gagner la guerre avant la guerre. Le contexte anxiogène de la crise n'est pas sans rappeler celui de la Guerre froide. Il doit nous inciter à être vigilants sur la permanence opérationnelle de nos moyens de renseignement. Un exemple : le Transall Gabriel, dont les activités ont pris fin début 2022 après trente ans de service, ne sera remplacé qu'en 2026 par l'Archange, un programme basé sur un Falcon 8X adapté aux missions de renseignement électronique. Ce retard dans le remplacement du fleuron aéroporté du ROEM (renseignement d'origine électromagnétique) laisse un trou de quatre ans dans l'un des secteurs sensibles de la capacité opérationnelle de notre outil de défense.

 

Le budget des armées a trop longtemps été considéré comme une variable d'ajustement dans la politique financière depuis la désintégration de l'URSS. Les réductions drastiques de nos moyens militaires imposées par une vision chimérique des « dividendes de la paix » ont considérablement affaibli notre appareil de défense, alors que dans le même temps, d'autres puissances comme la Russie et la Chine amplifiaient leur potentiel militaire. Mais la crise soudaine en Ukraine a provoqué une réaction immédiate des pays européens qui ont alors augmenté fortement leurs budgets militaires, à l'image de celui de l'Allemagne qui vient de débloquer une enveloppe exceptionnelle de 100 milliards d'euros pour moderniser son armée. Qui plus est, des États « neutres » (Finlande, Suède) ont même demandé leur adhésion à l'OTAN. Comme au temps de la Guerre froide, la hantise d'un conflit armé de haute intensité en Europe est revenue dans les esprits alors qu'on n'y croyait plus.

 

Michel KLEN
Lieutenant-colonel (er)
Docteur en lettres et sciences humaines, essayiste


🖱 Retour à la page actualité

Source : www.asafrance.fr