GEOPOLITIQUE. Ukraine : Un moment de rassemblement pour les Européens ?

Posté le samedi 15 janvier 2022
GEOPOLITIQUE. Ukraine : Un moment de rassemblement pour les Européens ?

« Dans cette semaine diplomatiquement intense entre la Russie et l’Occident, on est frappé par la marginalisation géopolitique de l’Union européenne (UE) » écrivait Renaud Girard le 10 janvier. « Où est Mme Ursula von der Leyen, la présidente d’une Commission qui se vantait d’être «très géopolitique» ? Où est M. Charles Michel, le président du Conseil européen ? » (1). On le sait, ils n’ont pas été invités aux discussions entre Russes et Américains à Genève. C’est aux Etats-Unis que Vladimir Poutine a soumis ses deux propositions (relations OTAN-Russie et Russie OTAN) destinées à assurer des « garanties de sécurité » à la Russie. A discuter dans un délai d’un mois. « N’accablons pas exagérément ces personnalités bruxelloises. Elles sont sorties du grand jeu surtout parce que les membres de la confédération qu’elles représentent ne s’entendent pas sur la politique à mener l’égard de la Russie ».

Et que les manquements sont apparus dès l’entrée: « La confiance s’est brisée au début de la crise ukrainienne. Le 20 février 2014, les ministres des Affaires étrangères de France, d’Allemagne et de Pologne s’étaient rendus à Kiev, pour arrêter un bain de sang qui commençait. Ils avaient longuement et brillamment négocié, obtenant le lendemain un accord politique intra-ukrainien entre le président prorusse et les trois leaders de son opposition proeuropéenne. Ils avaient solennellement parrainé cet accord mais avaient quitté Kiev juste après, abandonnant curieusement cet enfant du miracle. L’opposition ukrainienne (agitée par certains Américains ?) n’avait pas tardé à renier sa parole, mais les Européens n’étaient plus physiquement là pour faire appliquer l’accord. La Russie n’a jamais compris que les Européens n’aient pas cherché à protéger ce qu’ils avaient eux-mêmes négocié ». Comme les provocations américaines en Crimée sont anciennes, par exemple près de la base militaire russe de Sébastopol, que Moscou louait à l’Ukraine, nous le relevions ici en juin 2007 (2) : déjà, en juin 2006, une opération de l’OTAN, Sea Breeze, avait-elle été précipitamment interrompue. Ainsi 250 Marines, débarqués les 27 et 28 mai 2006 en Crimée pour préparer l’opération, se voyaient-ils bloqués dans un hôtel par un mouvement populaire sous protection militaire puis contraints de quitter le pays les 11 et 12 juin, écrivions-nous alors.

En ajoutant : On sait que dans l’UE on serait porté à s’entendre avec son puissant voisin, au moins pays par pays – et qu’on ne voit pas comme urgente l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Mais on ne sait pas comment le futur président américain infléchira la politique extérieure américaine, s’il l’infléchit.

Mais George Bush puis Barack Obama ont choisi d’avancer leurs pions. Et, en 2014, c’est l’adjointe au Secrétaire d’Etat Victoria Nuland qui résumait le mieux l’état d’esprit américain en confiant à son ambassadeur en Ukraine : « Et vous savez quoi ? Que l’Union européenne aille se faire voir » (Fuck the EU !) - conversation interceptée entre le 25 et le 27 janvier 2014 (3) qui faisait écrire à Sylvie Kauffmann, pour Le Monde : « Les dégâts provoqués par la gaffe d'une haute responsable de la diplomatie américaine pourraient être plus importants que ne le laissait penser au départ la dimension anecdotique de cette affaire ». Parce que « si les Américains traitent l’affaire ukrainienne comme une crise de la guerre froide – l’Occident contre la Russie », ils ne « comprennent pas que l’UE hésite. Les Européens, eux, voient dans l'Ukraine une crise qui concerne au premier chef l'UE et l'un de ses voisins, dont une partie de la population aspire à la rejoindre. En outre, les Etats-Unis sont un Etat fédéral, tandis qu'en Europe, les décisions se prennent à vingt-huit » (4). Rappelons que c’est le mari de Victoria Nuland, Robert Kagan, un chef de file des néoconservateurs, qui avait écrit (La puissance et la faiblesse, Plon, 2003) que « les Américains sont de Mars et les Européens de Vénus » - une Vénus fatiguée, inconséquente et velléitaire.

Mais ce qui est devenu l’UE n’a pu se construire que pendant la paix figée par la guerre froide sous l’aile américaine, ce qui était dans l’esprit de Jean Monnet. Et comme une puissance économique, ce qu’elle est, pas comme une puissance politique. « Les pères fondateurs de l’Europe n’ont jamais imaginé que l’Europe devienne une puissance. C’étaient des atlantistes à 100%, et pour eux, elle était un morceau d’un système occidental protégé par l’Alliance atlantique, et donc par les Américains » reconnaissait Hubert Védrine, l’inlassable défenseur d’une renaissance européenne, que nous citions ici en 2018 (5). Ses membres, élargissement aidant, n’ont pas d’ambitions géopolitiques communes, pas plus, en raison leur histoire particulière, que de position unifiée envers la Russie. L’été dernier, Emmanuel Macron et Angela Merkel, aidés par Mario Draghi, ont souhaité présenter au Conseil européen un projet de sommet russo-européen afin, relevait le Financial Times d’initier « dune nouvelle stratégie européenne d'engagement plus étroit avec la Russie afin de tirer parti des discussions avec Moscou à la suite du sommet de Genève du président américain Joe Biden avec Vladimir Poutine ». Vladimir Poutine y croyait encore, faisant paraître en même temps dans die Zeit, en Allemagne, une tribune : « Être ouvert, malgré le passé ». Echec de l’initiative et déception de Poutine, nous le relevions ici (6).

Lequel Vladimir Poutine a perdu patience. « La Russie n’a aujourd’hui que mépris pour l’UE, ne considérant que l’Amérique comme interlocuteur valable », écrit encore Renaud Girard, en rappelant : « Cela n’a pas toujours été le cas. En février 2000, le tout nouveau président Poutine, recevant Hubert Védrine, lui demandait l’aide de l’UE pour importer le droit européen en Russie ». Et les rodomontades de Josep Borrell, le haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, n’y changent rien. Pour lui, alors que Russes et Américains discutent sans les Européens d’affaires européennes, il est certain que « les Etats-Unis ne joueront pas ce jeu ». Vraiment ? Comment nier la réalité ? Il dit par ailleurs que l’Europe doit se préparer à « une confrontation » (7).

On se demande ce qu’en pensent les 27 ministres de la Défense de l’UE, réunis à Brest avant ceux des Affaires étrangères. De quelle confrontation s’agit-il ? Eh bien parlons-en plus directement. Avec, par exemple, cet ancien officier de renseignement du corps des Marines, un Américain qui a servi dans l'ancienne Union soviétique pour la mise en œuvre des traités de contrôle des armements, dans le golfe Persique pendant l'opération Tempête du désert et en Irak (8). Qui regrette tout d’abord que les Américains paraissent « sourds, muets et aveugles lorsqu'il s'agit de lire la Russie » quand elle dit aussi nettement qu’il « n'y aura aucun compromis lorsqu'il s'agira des intérêts légitimes russes en matière de sécurité nationale ». Quant aux sanctions dont elle est menacée ? Il s’ensuivrait, « comme Poutine l'a dit à Biden le mois dernier, une "rupture complète des relations" entre la Russie et les pays qui tentent d'imposer des sanctions ». D’ailleurs, « la Russie, en rompant ses relations avec l'Occident, ne se soucierait plus des sanctions. De plus, c'est une simple reconnaissance de la réalité que la Russie peut survivre au blocage des transactions SWIFT plus longtemps que l'Europe ne peut survivre sans l'énergie russe. Toute rupture des relations entre la Russie et l'Occident entraînera l'embargo total sur le gaz et le pétrole russes à destination des clients européens ».

Mais alors s’il y a confrontation armée ? Examinons donc le scénario (qui n’est pas une prévision) proposé par Scott Ritter.

« En règle générale, c'est le camp le mieux préparé à la réalité d'un conflit armé qui l'emportera – et la Russie s’y prépare depuis plus d’un an » en se montrant capable de mobiliser rapidement « 100 000 soldats prêts au combat » quand l’OTAN sait le faire pour 30 000 hommes « après six à neuf mois de préparatifs intensifs ». Et a besoin de temps. Comme on l’a vu ailleurs, « la Russie ne s'impliquera pas dans une mésaventure militaire en Ukraine qui pourrait s'éterniser, comme l'ont fait les États-Unis en Afghanistan et en Irak ». Non. Il ne s’agit pas d’occuper un pays. « Une campagne aérienne stratégique destinée à réduire à néant des aspects spécifiques de la capacité d'une nation, qu'elle soit économique, politique, militaire ou tout cela à la fois, associée à une campagne terrestre ciblée destinée à détruire l'armée de l'ennemi plutôt qu'à occuper son territoire, est la ligne de conduite probable ». Avec destruction totale d’une armée ukrainienne « ni équipée ni entraînée » pour résister à la « capacité russe à projeter une puissance aérienne soutenue par des attaques de missiles de précision ». Destruction de l’armée et de l’Etat-nation : « Si la Russie est en mesure d'atteindre ces deux objectifs, elle est alors bien placée pour passer à la phase suivante de sa posture stratégique globale vis-à-vis de l'OTAN : l'intimidation ».

Conclusion ? « Il n'y a pas de plan B européen ». Ou plutôt si : parler aux Russes. Les Allemands l’ont déjà fait : « Le secrétaire général du parti au pouvoir en Allemagne, le parti social-démocrate (SPD), Kevin Kuehnert, s'est prononcé contre l'établissement d'un lien entre la question de Nord Stream 2 et les divergences politiques avec la Russie dans une interview accordée à Reuters, déclarant qu'à un certain stade de cette discussion, les parties parviendront à la paix au sens politique et juridique » (9). La ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock annonce se rendre à Moscou pour des entretiens « à tous les niveaux ». L’OSCE (Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe) appelle à la désescalade (10). Nous ne doutons pas qu’au-delà des discours de circonstance, les ministres de la Défense et des Affaires étrangères européens travaillent en toute lucidité, à huis clos. Le moment est peut-être précisément favorable à un rassemblement de raison entre Européens.

A eux – qui sont membres de l’OTAN, de dissuader les Russes d’aller plus loin et de ramener les Américains à la réalité. Ensemble, pour une fois.

 

Auteur : Hélène NOUAILLE
Source : La lettre de Léosthène,
http://www.leosthene.com 
Date : 15 janvier 2022, n° 1620/2022

 

Notes :

(1) Le Figaro, le 10 janvier 2022, Renaud Girard, « L’inquiétante marginalisation géopolitique de l’UE »
https://www.lefigaro.fr/vox/monde/renaud-girard-l-inquietante-marginalisation-geopolitique-de-l-ue-20220110

(2) Voir Léosthène n° 398/2007, le 21 mai 2008, La Flotte russe à Sébastopol : l’ancre russe en Ukraine
La flotte russe est basée en Crimée, aujourd’hui en Ukraine, à Sébastopol, sur la Mer Noire, depuis plus de deux siècles – après que la Russie a arraché le Khanat de Crimée à l’empire ottoman (1783). “ Sébastopol est le seul port "en eaux chaudes" de la Marine russe. La Crimée, cédée à l'initiative de Nikita Khrouchtchev à l'Ukraine, à l'occasion du "300e anniversaire de la réunification des deux pays", a fait partie de la Fédération de Russie jusqu'en 1954 ” précise Ria Novosti. Mais le porte-parole du ministère ukrainien des Affaires étrangères Vassili Kirilitch a présenté en avril dernier un mémorandum “ sur le retrait du territoire ukrainien de la Flotte russe de la mer Noire ” qui, selon lui, débuteraient en juin 2008. Ce que les Russes ne souhaitent pas pour des raisons pratiques (où aller ?) mais aussi géopolitiques : comment l’Ukraine adhèrerait-elle à l’Alliance atlantique (OTAN) quand une base étrangère est présente sur son territoire ? Analyse.

(3) Cameroon Voice, le 7 février 2014, Conversation entre l'assistante du secrétaire d'État et l'ambassadeur US en Ukraine (traduction en français)
https://cameroonvoice.com/news/2014/02/07/conversation-entre-l-assistante-du-secretaire-d-etat-et-l-ambassadeur-us-en-ukraine-video/

(4) Le Monde, le 9 février 2014, Sylvie Kauffmann, Les cinq leçons du « fuck the EU ! » d'une diplomate américaine (accès libre)
https://www.lemonde.fr/europe/article/2014/02/09/les-cinq-lecons-du-fuck-the-eu-d-une-diplomate-americaine_4363017_3214.html 

(5) Voir Léosthène n° 1262/2018, du 27 janvier 2018, Regards sur l’Europe, vraies et fausses pistes
Régis Debray pose, dans Civilisation, paru en 2017, un constat vif et coloré. Oui, dit-il, « l’Europe ne sait plus où aller », mais elle aspire à « la chaise longue et au bonheur de quitter l’histoire ». Un statut qui « convient très bien aux Européens, qui ont construit l’Europe pour n’avoir plus à affronter le monde tragique des puissances ». Il ne s’agit même pas d’un transfert d’hégémonie, elle a perdu la sienne il y a belle lurette, elle qui « n’a jamais été aussi influente dans le monde que lorsqu’elle n’était pas unie » - lorsqu’en quelques siècles, elle a conquis le monde. Depuis, il s’est agi de construire un « marché » ouvert sur l’Atlantique dans le contexte figé de la guerre froide. Mais ce marché n’est pas une puissance. Alors, que faire ? Parce qu’il y a consensus sur le diagnostic. Comme sur le changement du monde et l’urgence de se redonner un destin. Points de vue.

(6) Voir Léosthène n° 1574/2021, le 26 juin 2021, Sommet UE-Poutine : Merkel et Macron en échec
Le 18 juin dernier, Angela Merkel et Emmanuel Macron dînaient ensemble à Berlin. Ils souhaitaient préparer le Conseil européen qui s’est ouvert ce jeudi 24 juin après-midi – sachant qu’il sera le dernier officiel pour la chancelière allemande, qui quittera ses fonctions à l’automne. Au programme du dîner, des discussions sur les relations bilatérales franco-allemandes, mais aussi, annonçait le Financial Times le même jour, sur la proposition à leurs partenaires « dune nouvelle stratégie européenne d'engagement plus étroit avec la Russie afin de tirer parti des discussions avec Moscou à la suite du sommet de Genève du président américain Joe Biden avec Vladimir Poutine ». L’initiative de ce mouvement étonnant venait bien d’Angela Merkel, soutenue par le président français. La forme proposée pouvait être un sommet UE-Russie, le premier depuis 2014 et l’annexion de la Crimée. Il n’aura pas lieu. Malgré l’ouverture de Vladimir Poutine qui s’exprimait le même jour dans Die Zeit : « Etre ouvert, malgré le passé ».

 (7) Ouest-France, le 12 janvier 2022, propos recueillis par Cécile Réto, Josep Borrell, Ukraine. « L’Europe doit se préparer à une confrontation », dit le chef de la diplomatie européenne
https://www.ouest-france.fr/europe/ue/entretien-pour-josep-borrell-l-europe-doit-se-preparer-a-une-confrontation-94831200-72fc-11ec-b5e2-f1d665483d2a

(8) Consortium News, le 10 février 2022, Scott Ritter, What war with Russia will look like
https://consortiumnews.com/2022/01/10/what-war-with-russia-would-look-like/

(9) Tass.com, le 12 janvier 2022, Bundestag MP slams requirements to abandon Nord Stream 2 irrational
https://tass.com/world/1387013

 (10) Le Figaro/AFP, le 13 janvier 2022, Ukraine : face au blocage, l'OSCE prône un retour d'urgence au dialogue
https://www.lefigaro.fr/flash-actu/ukraine-l-osce-insiste-sur-l-urgence-a-desamorcer-la-crise-20220113

 

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Source : www.asafrance.fr