Une armée plus aguerrie et mieux préparée

Posté le mercredi 26 juin 2019
Une armée plus aguerrie et mieux préparée

En 1995, l’actuel chef d’état-major des armées (CEMA) mena l’assaut à Sarajevo pour libérer les Casques bleus français. Devenu le chef de forces françaises déployées sur de nombreux fronts, il expose sa vision du commandement et comment donner au combattant un sens à toutes ses missions.


LE FIGARO. - En quoi l’assaut de Vrbanja a-t-il été une rupture, tant sur le terrain en ex-Yougoslavie que dans l’armée française?

Général François LECOINTRE.- La reprise du poste de Vrbanja par le BATINF 4 (RICM-3e RIMa) le 27 mai 1995 est une opération dont le retentissement et la valeur symbolique doivent sans doute autant aux circonstances et au contexte politiques du moment, qu’à l’importance tactique de cette opération. Il faut se rappeler le contexte ; celui d’une mission d’interposition de l’ONU, un engagement commencé en 1992 depuis la province de Krajina, rapidement étendu à Sarajevo et à l’ensemble de la Bosnie-Herzégovine. Cela faisait presque deux ans que le BATINF 4 avait été déployé en plein cœur de Sarajevo, dans l’espoir hélas illusoire de s’interposer entre Serbes et Bosniaques et surtout de protéger la population, prise au piège sous les tirs des snipers ou les obus d’artillerie. Dans l’exécution de cette mission d’interposition, nous nous faisions « tirer dessus comme des lapins au champ de foire », ainsi que la presse n’a pas manqué de le relever. Moins de vingt-quatre heures après notre arrivée, nous avons eu notre premier blessé, pris sous un tir de mortier, à évacuer et à rapatrier vers la France.

Surtout, Vrbanja intervient au paroxysme de la crise des militaires de l’ONU faits prisonniers par les Serbes. Les images de ces hommes présentés comme des otages avaient profondément ulcéré le président Chirac récemment élu. L’ancien sous-lieutenant de la guerre d’Algérie ne pouvait supporter de voir un drapeau blanc brandi par des soldats français impuissants.

Vrbanja, comme il le dira lors de l’hommage national rendu aux marsouins du 3e RIMa à Vannes, c’est un sursaut d’orgueil, ce sont des Casques bleus qui montent à l’assaut, c’est «la dignité retrouvée ».

Vous avez un jour parlé du « stress du sens ». L’assaut de Sarajevo, comme d’autres opérations qui ont suivi, ne pose-t-il pas la question de la difficulté des engagements d’aujourd’hui (avec parfois des missions internationales aux mandats vagues) : les soldats n’ont-ils pas du mal à faire le lien entre un objectif très général et leur action au quotidien ?

Il n’y a pas que les soldats qui se posent des questions, leurs cadres également sont sujets à ces interrogations. Nous passions beaucoup de temps à Sarajevo à nous interroger, entre marsouins de la compagnie, avec nos camarades du RICM qui armait le gros du bataillon, avec le colonel Sandahl qui nous commandait.

Outre mon passage quotidien sur les postes de la compagnie, j’avais tous les soirs un long contact radio avec mes chefs de section. Ce lien est vital. Il compte plus que tout. Le chef a la responsabilité de partager avec ses hommes, le plus souvent possible, ses réflexions sur le sens de la mission. L’action au quotidien peut, en effet, sembler n’avoir qu’un rapport très lointain avec l’objectif très général. Et pour autant, le plein succès de la mission dépend - directement ou indirectement - de la réussite de cette action. Chacun doit en avoir conscience. Chacun doit être pénétré de l’esprit autant que de la lettre de la mission, pour exercer pleinement son initiative quand elle sera nécessaire. Tant il est vrai qu’aujourd’hui l’initiative au combat est la forme la plus élaborée de la discipline.

Comment, chez le soldat d’aujourd’hui qui est né et vit dans une Europe en paix malgré ses problèmes, passer facilement d’une situation où il faut maîtriser la violence à une autre où il faut la libérer ? Comment prépare-t-on nos militaires à cela ?

C’était ce que nous vivions déjà à Sarajevo, et c’est ce qu’illustre Vrbanja. C’est la capacité en apparence étonnante à passer sans transition d’une posture de neutralité et d’observation à un acte militaire aussi brutal qu’un assaut d’infanterie pour revenir à nouveau à la négociation. C’est en réalité le signe d’une absolue maîtrise de la force.

Il est vrai que ce sursaut offensif avait surpris. En effet, cette capacité ne s’improvise pas. Elle repose sur l’attention permanente des chefs, sur leur propre préparation aux conditions d’exécution de la mission. Elle s’entretient par une réflexion proprement philosophique sur notre vocation de soldat, sur l’obligation qu’elle nous fait de devoir donner la mort sur ordre, d’être capable de déchaîner la violence et de toujours savoir la maîtriser, individuellement autant que collectivement.

Quand j’étais chef de corps en mission en Côte d’Ivoire, dans une situation également ambiguë, j’avais fait développer des modes d’action qui nous permettaient, tout en étant strictement en état de légitime défense, d’avoir une manœuvre tactique, d’employer nos moyens de façon adaptée, d’ouvrir le feu à coup sûr. Tout part de la réflexion intime, personnelle, du chef et du dialogue avec ses hommes.

Avec les engagements incessants en Afghanistan, au Levant ou au Sahel, les nouvelles générations de cadres et de soldats n’ont-elles pas toutes à un moment ou un autre une expérience de combat ? Cette nouvelle donne change-t-elle l’état d’esprit et la psychologie de nos troupes ?

Il est certain que l’expérience du combat est plus répandue qu’il y a vingt ans, du fait de ces engagements, quand bien même il faut les considérer séparément pour en mesurer les acquis et en tirer les enseignements. Les modes d’action utilisés, les capacités mises en œuvre, les concepts d’opération diffèrent selon ces théâtres.

La contribution des armées est également différente : l’artillerie, pour ne citer qu’elle, a eu un emploi beaucoup plus intense - et décisif - au Levant qu’au Sahel. Nul doute que l’engagement de nos artilleurs au sein de la Task Force Wagram a contribué à faire évoluer l’état d’esprit et la doctrine de cette arme. La perspective, autrefois lointaine, du combat constitue une réalité tangible dans les armées.

Il faut veiller, pourtant, à ne pas se focaliser sur une seule expérience opérationnelle. Nous avons connu cela avec l’engagement en Afghanistan ; certains militaires sont allés jusqu’à considérer qu’ils y avaient connu le paroxysme du combat et que la suite de leur carrière ne leur apporterait plus cette intensité. Il nous faut lutter contre ce qu’un de mes chefs de corps avait identifié comme le « désenchantement du guerrier » de retour d’opération. Une armée est tout aussi utile dans son emploi en opération que par l’effet qu’elle produit à force de persévérance dans l’entraînement et d’exigence dans la réflexion. Une armée qui n’est pas employée est aussi une armée qui sert, par sa puissance dissuasive.

À rebours de l’image communément répandue, nous passons notre temps à réfléchir la guerre, à la conceptualiser. Il n’y a pas de plus grand scandale que de faire un métier qu’on ne sait pas.

 

A-t-on, de ce fait, une armée plus aguerrie dans sa globalité, par rapport à la période d’avant 1991, où seules quelques unités d’élite étaient engagées au feu ?

Elle est plus aguerrie, elle est aussi beaucoup mieux préparée. Regardez la transformation physique et technique de nos militaires depuis vingt ans. Ils sont affûtés, ils maîtrisent leurs automatismes de combat, ils manipulent des armes chargées sans difficulté. Ceci grâce à une pratique du sport, à une méthode d’instruction du tir, à des techniques mieux enseignées.

Notre armée a atteint également un très haut niveau de technicité et de performance. Considérez la complexité de l’opération Hamilton, ce raid mené en avril 2018 sur les capacités d’armes chimiques du régime syrien. Cette opération combinait un raid aérien parti de France, avec une organisation logistique des plus complexes, avec l’action de frégates multi-missions croisant en Méditerranée, pour aboutir à des tirs de missiles parfaitement synchronisés avec nos alliés américains et britanniques sur les objectifs que nous avions retenus. C’est une prouesse tant opérationnelle que technologique et humaine. Rares sont les pays capables de mener ce type d’opérations.

L’évolution se mesure aussi à la qualité de l’équipement, collectif et individuel, et à l’évolution du soutien dans toutes ses dimensions. Pour ne prendre qu’un exemple, l’amélioration de l’instruction sur le sauvetage au combat qui concerne tous les militaires, sans distinction de grade ni de spécialité, a grandement contribué à l’amélioration de la prise en charge des blessés. Je ne manquerai jamais de souligner l’importance fondamentale du Service de santé des Armées qui s’adapte sans cesse à l’évolution des conditions du combat pour porter secours au plus près. Je pense avec émotion au médecin des armées Marc Laycuras, à sa famille et à ses proches. Il est tombé au Mali le 2 avril, alors qu’il participait précisément à ces missions de soutien médical au plus près des combattants.


Arnaud de LA GRANGE
Le Figaro

Rediffusé sur le site de l'ASAF : https://www.asafrance.fr

Source : https://www.asafrance.fr