La géopolitique des normes : entre souveraineté silencieuse et rêve idéel

La géopolitique des normes : entre souveraineté silencieuse et rêve idéel

Lorsqu’une filière industrielle demande un moratoire pour l’application d’une nouvelle norme, c’est rarement par simple caprice.
Dans la majorité des cas, ce délai est réclamé pour permettre d’adapter les processus de fabrication, d’investir dans de nouvelles machines, de réorganiser les chaînes de production — en d’autres termes, pour rattraper une transition que d’autres avaient anticipée.
Cette situation traduit un défaut plus profond : le manque d’anticipation et de participation en amont dans les comités de normalisation.
Ne pas être présent à la table où se décident les standards, c’est accepter de les subir ensuite dans l’urgence, avec des coûts industriels démultipliés et une dépendance accrue envers ceux qui, eux, avaient façonné les règles.
Dans la guerre silencieuse des normes, demander un moratoire, c’est souvent reconnaître qu’on n’était pas à la première réunion.

La géopolitique des normes : entre souveraineté silencieuse et rêve idéel

« Le vainqueur est celui qui impose la loi du silence, non celui qui fait le plus de bruit. »
— Carl von Clausewitz, De la guerre (1832)

Introduction : de la conquête militaire à l’influence normative

À l’heure où la guerre ouverte est devenue aussi politiquement incorrecte qu’économiquement ruineuse, les grandes puissances investissent désormais un autre champ de confrontation, discret mais décisif : celui des normes.
La géopolitique des normes désigne cette capacité d’un État ou d’un groupe d’États à imposer ses standards techniques, environnementaux, financiers ou numériques, structurant ainsi les échanges globaux à son avantage — sans un tir de canon, mais avec une précision chirurgicale.

I. Une arme ancienne, perfectionnée par la mondialisation

Le principe n’est pas une invention récente : dès l’après-Seconde Guerre mondiale, les États-Unis imposèrent leur système comptable (Generally Accepted Accounting Principles), leurs normes d’assurance (Insurance Core Principles) ou encore leurs standards de télécommunications.
Avec la mondialisation, cette stratégie subtile s’est raffinée, créant une « territorialité invisible » : qui fixe les normes, fixe les règles du jeu — et donc, les profits.

L’exemple du RGPD européen, devenu la référence mondiale pour la protection des données personnelles dès 2018, illustre cette capacité.
De même, l’obligation d’adopter le port USB-C, imposée par l’Union européenne, a contraint Apple à abandonner ses connecteurs propriétaires — drame discret à Cupertino, triomphe normatif à Bruxelles.
Pendant ce temps, la Chine, peu encline à suivre la musique occidentale, tisse ses propres standards pour la blockchain et les cryptomonnaies, préparant ainsi l’architecture du futur monétaire.

II. L’État-nation, maître d’ouvrage discret de la normalisation

Derrière l’apparente fluidité du commerce global, le système reste profondément westphalien : ce sont encore les États-nations qui siègent, négocient et imposent les normes dans les enceintes internationales comme l’ISO, l’IEC ou l’UIT.
La normalisation est un jeu de pouvoir et de patience, où les délégations pléthoriques sont aussi des armées silencieuses.

À Genève, la Chine dépêche quelque 250 experts, les États-Unis 180, l’Allemagne 150, l’Afrique du Sud 40… et la France ?
Une petite trentaine, vaillants mais clairsemés, comme des mousquetaires oubliés sur le champ de bataille.

III. La France : grandeur normative idéelle, faiblesse opérative

En France, celui qui rêve forge l’universel ; celui qui construit est prié de se faire discret.
Depuis les Lumières, la norme française est pensée avant tout comme un idéal philosophique, un appel vers un monde meilleur, plutôt qu’un instrument concret d’organisation du réel.

« Il n’est point de liberté sans lois », proclamait Diderot, pensant davantage à la liberté politique qu’à l’uniformisation des connecteurs USB.

Cette inclination s’ancre profondément sous la IIIᵉ République : école publique, laïcité, politique linguistique — autant d’entreprises de normalisation culturelle titanesques, où la plume triomphe sur le marteau.
Et au XXᵉ siècle, notamment à gauche, la norme devient l’outil d’émancipation : on codifie les droits fondamentaux, on régule les comportements sociaux, on éduque l’égalité.

Pendant ce temps, l’apprentissage manuel, technique, industriel est relégué aux marges du système éducatif, vu non comme un vecteur d’excellence, mais comme un refuge pour les recalés de l’intellect.
Dans l’imaginaire français, le maçon opératif, celui qui règle l’écartement des pierres et fixe les protocoles d’assemblage, est dévalorisé ; seul est célébré le maçon spéculatif, auteur de manifestes grandioses et de théories universelles.

Cette hiérarchisation implicite entre la pensée et l’exécution a fini par contaminer la stratégie nationale.
La normalisation technique ou industrielle reste marginalisée, parfois suspectée de collusion avec les froides manœuvres du capitalisme international.

Ce biais idéologique a un coût tangible :

  1. La France est sous-représentée dans les comités techniques internationaux ;
  2. Elle est absente des batailles stratégiques pour imposer les standards industriels (télécoms, cryptomonnaies, plateformes numériques) ;
  3. Elle est coupée entre une diplomatie éclatante des principes et une diplomatie économique morcelée et hésitante.

Pendant que la France exporte ses grands récits et ses nobles principes, d’autres exportent silencieusement leurs standards industriels — structurant, couche après couche, l’économie mondiale réelle.

 IV. Comment se forge une norme : entre ballet procédural et duel silencieux

La création d’une norme internationale suit, en apparence, une liturgie bien huilée.
Un acteur — État, consortium industriel, entreprise influente — soumet une proposition à un organisme de normalisation tel que l’ISO ou l’IEC.
Cette proposition est inscrite à l’agenda d’un comité technique, dont la composition est censée refléter une diversité d’expertises et d’intérêts nationaux.

S’ouvre alors un processus où s’égrènent projets, amendements, consultations publiques, contre-propositions, arbitrages, séries de votes.
Chaque étape est documentée, chaque décision justifiée.
À lire les procès-verbaux, on croirait assister à une sérénade raisonnable entre gentlemen ingénieurs.
En réalité, c’est une guerre d’influence acharnée.

L’affaire des prises de recharge pour voitures électriques est l’exemple parfait de cette guerre feutrée.

Au début des années 2010, plusieurs standards techniques coexistent :

  1. CHAdeMO, promu par le Japon (Nissan, Mitsubishi) ;
  2. Tesla Connector, développé en interne par Tesla aux États-Unis ;
  3. Type 2 Mennekes, porté par l’Allemagne ;
  4. GB/T, standard public orchestré par la Chine.

Chaque standard n’incarne pas seulement une solution technique, mais aussi une ambition économique, industrielle et géopolitique.

Pendant que l’Allemagne mobilise son écosystème automobile pour imposer le Type 2 Mennekes, appuyé stratégiquement par Bruxelles, la France, elle, avance en ordre dispersé :

  • Renault, sous la houlette de Carlos Ghosn, investit massivement dans l’électrique mais parie sur l’échange de batteries avec Better Place — croyant pouvoir évacuer la question de la norme de prise. Lorsqu’en 2013 Better Place fait faillite, Renault se retrouve marginalisé.
  • PSA, de son côté, reste largement sceptique vis-à-vis de l’électrique et privilégie le diesel ; ses rares incursions électriques adoptent CHAdeMO via des licences Mitsubishi.

Ainsi, tandis que Berlin orchestre l’imposition du Type 2 et du Combo CCS, Renault assiste en spectateur résigné, et PSA campe dans un autre siècle énergétique.

Le résultat est sans appel :

  1. Tesla doit adapter ses véhicules européens ;
  2. Renault s’aligne sans peser ;
  3. PSA reste hors-jeu.

La victoire allemande est totale : par la norme, elle ancre durablement son leadership technologique.

Pendant ce temps, fidèle à sa vocation spéculative, la France continue de rêver d’universalisme, pendant que d’autres posent les connecteurs.

  1. De la spéculation aux fondations : redevenir bâtisseur

La maîtrise des normes est aujourd’hui une arme aussi puissante que le contrôle des mers au XIXᵉ siècle.
Qui fixe les standards façonne les marchés, impose ses technologies et, par effet domino, son influence culturelle et politique.

La France a brillamment incarné le rôle du maçon spéculatif, traçant les plans les plus élevés et les plus beaux.
Mais dans la construction normative du XXIᵉ siècle, il faut aussi savoir manier la truelle.

Quelques domaines offrent encore à la France un levier potentiel :

  1. Cybersécurité (ANSSI, Thales) ;
  2. Agroalimentaire durable ;
  3. Nucléaire civil (EDF, Framatome) ;
  4. Finance verte (label ISR).

Mais pour redevenir un acteur normatif majeur, encore faudrait-il reconnaître que, dans l’art de bâtir comme dans la géopolitique, ce ne sont pas les plus beaux plans qui fondent les cathédrales, mais ceux qui les construisent.

« Le pouvoir appartient à ceux qui codifient l’invisible. »
— Jean Baudrillard, La guerre du Golfe n’a pas eu lieu (1991)

Pascal TRAN-HUU
administrateur ASAF
28/04/2025