L’ASAF publie une série de trois articles qui ont l’ambition de faire un point de situation à partir des sources ouvertes sur la guerre d’Ukraine au moment où le conflit atteint probablement son point culminant clausewitzien.
Le premier papier propose aujourd’hui une synthèse de la situation sur le terrain vue du côté ukrainien.
Le second article fera demain un état des lieux des forces et faiblesses de l’armée russe.
La dernière étude s’efforcera après-demain de montrer en quoi la guerre d’Ukraine – rappelant quelque peu la guerre d’Espagne du siècle dernier – constitue en partie un laboratoire où s’élabore certaines des doctrines et des armes de demain.
Comme le souligne Pascal Tran Huu, ces études réalisées à partir de sources ouvertes ne peuvent être que des résumés introductifs qui appellent réactions et compléments.
La rédaction de l’ASAF
Vous trouverez, ci-dessous, la première partie d’un point de situation sur la guerre en Ukraine, rédigé à partir des données les plus récentes (sources ouvertes). Ce panorama qui est articulé en six volets propose aujourd’hui une lecture analytique de la situation sur le terrain.
La deuxième partie exposera les principales leçons tirées de la guerre en cours et les mutations que les belligérants, comme les puissances militaires majeures dans le monde, en déduisent sur le terrain militaire, technologique, industriel et informationnel.
Je remercie chaleureusement Claude Leroy pour les éléments qu’il m’a transmis, et qui ont contribué à nourrir la réflexion. Chacun de ces six points mériterait à lui seul un développement approfondi, ce texte n’en est qu’une synthèse introductive…
- Une guerre de positions, une guerre de transitions
« The real target in war is the mind of the enemy commander, not the bodies of his troops. » —
« La véritable cible dans une guerre, ce n’est pas le corps des soldats ennemis, mais l’esprit du commandant adverse. »
Basil Liddell Hart, Thoughts on War (1944)
Enlisement?
Depuis le début de l’année 2025, la guerre en Ukraine semble figée dans une forme de stabilité meurtrière.
Ou révolution militaire?
Les lignes ne bougent que lentement, mais le conflit, lui, évolue à grande vitesse. Ce paradoxe n’est qu’apparent : sous l’immobilité du front se dissimule une mutation radicale de la guerre moderne.
Ce conflit, désormais entré dans sa quatrième année, est devenu bien plus qu’une guerre territoriale : il est un laboratoire de haute intensité, une matrice stratégique pour les doctrines futures, et un miroir grossissant des lacunes industrielles européennes.
La numérisation du champ de bataille, l’omniprésence des drones, la saturation de l’espace électromagnétique et la résilience humaine sous contrainte algorithmique bouleversent les équilibres anciens. Dans le même temps, les grandes puissances mondiales, Chine en tête, accélèrent leurs efforts de modernisation militaire, tandis que la Russie compense ses lacunes industrielles internes par des soutiens extérieurs — nord-coréens, voire chinois.
L’Europe, malgré ses ambitions affichées, peine à transformer l’essai : insuffisance de production d’armement, dépendance logistique, divisions politiques. Cette guerre souligne plus que jamais que l’intensité se prépare en amont, et que l’adaptation doctrinale exige plus qu’un rattrapage technique : elle suppose une révolution mentale.
Trois révolutions militaires — drones, artillerie, IA — dessinent déjà les contours de la guerre de demain. Mais d’autres dimensions, plus discrètes, se superposent : guerre informationnelle, endurance psychologique, choc industriel. Pour comprendre cette nouvelle grammaire de la guerre, il faut plonger au cœur des mutations en cours.
- Un front stabilisé, un conflit transformé
- Le front ukrainien, sans être immobile, s’est figé dans une guerre de positions sur de nombreuses portions du territoire, notamment dans le Donbass et autour de la région de Zaporijjia. Les deux armées s’observent, s’affrontent par drones et artillerie interposés, mais sans percée décisive depuis le début de l’année 2025.
Des zones entièrement neutralisées par la présence constante de drones et de mines – sur environ 15 km de largeur dans certains secteurs – rendent tout mouvement impossible.
- Sur le plan diplomatique, la guerre a connu une accélération des tractations depuis janvier 2025. Le sommet de Riga (janvier) a tenté d’esquisser une feuille de route pour une sécurité européenne renouvelée.
En février, l’Union européenne a créé un mécanisme de coordination des livraisons d’armes.
Mars a vu la visite de Charles Michel et Ursula von der Leyen à Kyiv, tandis que le chancelier Scholz a publiquement plaidé pour une « défense européenne de l’avant ».
La France a réactivé une mission militaire de conseil à Lviv.
- Outre-Atlantique, Washington semble divisé : l’administration en place tente de maintenir l’effort de soutien à Kyiv, mais une partie du Congrès – sous influence de la campagne de Donald Trump – s’y oppose.
L’ancien candidat, aujourd’hui président, déclarait dès 2023 :
“If I were president, and I say it, I would end that war in one day. It would take 24 hours. I know Zelensky well, I know Putin well.”(« Si j’étais président, je le dis, je mettrais fin à cette guerre en une journée. Cela prendrait 24 heures. Je connais bien Zelensky, je connais bien Poutine. »).
Cette promesse héritée d’une logique transactionnelle inquiète une partie des alliés européens.
- La France, quant à elle, met en avant l’expérience et la cohérence de ses forces ; l’Allemagne, sa capacité industrielle et financière ; le Royaume-Uni tente de jouer l’interface transatlantique, misant sur son ancrage dans l’OTAN et des liens privilégiés avec Washington, quel qu’en soit l’hôte.
- Pendant ce temps, sur le terrain, les armées observent et intègrent les mutations du champ de bataille.
- L’autre face de la guerre : information, endurance, survivance
La guerre cognitive : prendre le contrôle du récit
- Au-delà des drones et de l’artillerie, un autre front, plus intangible mais non moins stratégique, s’est imposé : celui de l’opinion publique. La guerre se joue aussi dans l’arène cognitive, où chaque vidéo, chaque déclaration, chaque tweet devient une munition.
- Les campagnes de désinformation russes, coordonnées par des officines comme l’Internet Research Agency ou la société Structura(liée à Evgueni Prigojine jusqu’à sa mort en 2023), ont massivement diffusé des récits visant à affaiblir le soutien occidental à Kyiv. Une étude conjointe de l’East StratCom Task Force (UE) et de l’Atlantic Council (2024) a recensé plus de 10 000 contenus russes falsifiés. Tous visent à accréditer l’idée que :
* l’Ukraine est dirigée par des « néonazis »,
* les armes occidentales sont revendues au marché noir,
* les sanctions nuisent davantage à l’Europe qu’à la Russie.
- Face à cette opération, l’Ukraine a développé une stratégie de counter-narrative.
Le ministère ukrainien de la Défense publie quotidiennement des vidéos de frappes, des témoignages de soldats et des infographies sur les pertes russes.
Le président Zelensky, ancien acteur rompu aux médias, multiplie les discours calibrés pour les parlements étrangers, jouant sur les références nationales (Churchill devant les Communes, Reagan devant le Congrès…).
- En parallèle, des initiatives citoyennes telles que le projet NAFO(North Atlantic Fellas Organization), un collectif de mèmes pro-ukrainiens, contribuent à miner les récits russes sur les réseaux.
Cette guerre des images et des récits a atteint son paroxysme lors des massacres de Boutcha (avril 2022), où la Russie a immédiatement nié les exactions filmées et documentées, accusant l’Occident de staging. Le New York Times, via géolocalisation et analyse d’images satellites, a pu démontrer la falsification russe. L’objectif était clair : semer le doute.
Une guerre d’usure nerveuse
« L’usure par le combat implique un épuisement graduel des forces physiques et de la volonté au moyen de la durée de l’action »
Clausewitz De la guerre Livre 1
- Le constat reste pertinent mais les moyens de l’usure sont démultipliés. Si les technologies évoluent, les corps et les esprits restent vulnérables. Dans cette guerre de positions saturée de capteurs, de mines, de drones et d’explosions, la tension est constante, paroxystique, presque inhumaine.
- Un rapport de The Lancet Psychiatry(2024), basé sur un échantillon de soldats ukrainiens, note une hausse significative des troubles post-traumatiques, avec 34 % des soldats de première ligne présentant des signes de stress aigu, d’insomnie chronique ou de dissociation. Les rotations, souvent allongées au-delà de six mois, accentuent cette fatigue.
À Bakhmout, des unités ont tenu 9 mois sous pression continue, avec un taux d’attrition psychologique supérieur à 50 %.
- Le stress n’épargne pas l’arrière. Les téléopérateurs de drones d’attaque, bien qu’à distance, développent un syndrome de dissociation inverse: frappant des cibles qu’ils visualisent en haute définition, ils se sentent coupables, voire « complices », d’une guerre désincarnée. Le paradoxe est cruel : tuer sans risque physique n’ôte rien au poids moral du geste.
- Une guerre kafkaïenne, disait-on : dans certains secteurs, les soldats ukrainiens vivent sous un ciel saturé de drones et de menaces invisibles, incapables de se déplacer plus de 20 mètres sans risquer la détection. L’ennemi est partout et nulle part ; l’usure est lente, silencieuse, mais implacable.
Un conflit à base d’algorithmes aux conséquences tragiquement humaines
- Il serait malhonnête d’ignorer l’ampleur des pertes et des drames humains qui en découlent.
Si les deux États restent discrets sur les bilans précis, plusieurs estimations crédibles permettent de mesurer l’impact.
Selon un rapport du Royal United Services Institute (RUSI) publié en mai 2025, les pertes ukrainiennes s’élèveraient à environ 180 000 blessés et 60 000 morts depuis février 2022.
Côté russe, les chiffres varient de 150 000 à 250 000 tués, selon la CIA et le renseignement militaire britannique (MOD).
À cela s’ajoutent les mercenaires du groupe Wagner, qui aurait perdu jusqu’à 30 000 hommes avant sa désintégration partielle en 2023.
- Sur le plan civil, l’ONU dénombre 10 millions de déplacés internes et externes. Les infrastructures critiques (hôpitaux, écoles, réseaux électriques) ont été frappées plus de 4 000 fois selon OSCE Monitoring Missions.
- Le contraste est violent : jamais une guerre n’a été aussi numérisée, et pourtant, jamais son coût humain n’a été aussi tangible. Derrière les algorithmes, il y a toujours un enfant sous les décombres, une mère fuyant sous la pluie, un vieillard privé d’électricité au cœur de l’hiver.
- Conclusion partielle
Le conflit ukrainien, en se prolongeant, devient une matrice de la guerre de demain.
Il révèle les tensions entre innovation technologique et inertie doctrinale, entre l’abondance de capteurs et la rareté de manœuvres décisives.
A la lumière de ce constat, le prochain article dressera l’état des lieux de l’armée russe
Pascal TRAN-HUU
Administrateur ASAF
3 juin 2025