Ukraine : repenser la guerre ? – 2

Ukraine : repenser la guerre ? – 2

L’ASAF publie une série de trois articles qui ont l’ambition de  faire un point de situation à partir des sources ouvertes  sur la guerre d’Ukraine au moment  où le conflit atteint probablement son point culminant clausewitzien.

Hier le premier papier proposait une synthèse de la situation sur le terrain vue du côté ukrainien.

Le second article d’aujourd’hui tente un état des lieux des forces et faiblesses de l’armée russe.

La dernière étude s’efforcera demain de montrer en quoi la guerre d’Ukraine – rappelant quelque peu la guerre d’Espagne du siècle dernier – constitue en partie un laboratoire où s’élabore certaines des doctrines et des armes de demain.

Comme le souligne Pascal Tran Huu, ces études réalisées à partir de sources ouvertes ne peuvent être que des résumés introductifs qui appellent  réactions et  compléments.

La rédaction de l’ASAF

Le conflit d’Ukraine atteint vraisemblablement son point de bascule, le « climax » cher aux Anglo-saxons. La volonté du « dernier quart d’heure » et l’inventivité feront la différence entre belligérants également épuisés.

Cette guerre est-elle aussi celle de la France et de l’ Europe?  Le débat ne faiblit pas.  L’agression russe est-elle existentielle pour l’Europe? Faut-il aider  l’Ukraine dans la guerre et dans le cessez le feu éventuel ? Ou se contenter d’observer un conflit lointain aux racines peu claires? Quelle que soit la réponse donnée, il est bon de se réjouir d’abord qu’à l’extrême pointe de l’Eurasie, nous puissions en débattre librement, courtoisement et, on l’espère, dans l’écoute réciproque.

Et quelle que soit son opinion, il est nécessaire d’étudier avec le plus grand soin les nouveaux systèmes techniques, tactiques  et mentaux apparus sur le champ de bataille. Ils remettent  en effet les deux armées dans un état apparent d’égalité d’équipement, d’armement et d’entraînement qui fait que la différence n’est plus très grande entre le meilleur et le plus mauvais. Une remarque que Clausewitz formulait déjà à Borodino et qui l’amenait à noter que la victoire échoirait au parti « jouissant du commandement le plus énergique et l’armée la plus aguerrie ».

L’article précédent a décrit la situation tactique, informationnelle et humaine des belligérants vue de l’Ouest.

Après 40 mois de combats, où en est-on des forces du Goliath russe?

  1. L’ours russe n’est pas abattu

Depuis septembre 2023, la Russie a repris l’initiative sur toute la ligne de front, sauf à Koursk pendant 9 mois. La stratégie d’attaques frontales des Russes, patiente, lente et coûteuse, a un certain succès, mais très peu significatif: 3 500 km2 conquis en 2024, la moitié de la superficie du Gers ou le tiers des Landes…!

Un volontariat encore vivace

L’effort de guerre russe ne repose pas sur une mobilisation impopulaire de la population (elle serait contraire au consensus tacite entre la masse russe et le pouvoir moscovite). Il s’appuie sur les flux de volontaires (jusqu’à 30 000 par mois) venant pour l’essentiel des populations mongoles et turkmènes paupérisées de l’Altaï et du lac Baïkal, attirées par les primes très élevés et les compensations financières promises aux familles des tués au combat.

Depuis 2023, l’armée russe parvient ainsi à former et équiper les nouvelles recrues sans cesser pour autant de renforcer et épaissir ses lignes de défense par le minage, la construction d’obstacles et la ironisation.

Une logistique qui tient

Malgré les pertes considérables de ses matériels blindés, l’armée reste capable de puiser dans l’énorme parc des quelques 10000 vieux chars soviétiques en réserve. Une capacité qui permet de maintenir une composante blindée certes disparate mais quantitativement équivalente à celle de 2022.

Selon les spécialistes, l’industrie de défense  produisait en 2024 environ  250 chars  neufs et 1 250 rétrofités .

Il ne parait pas saugrenu d’appliquer le même raisonnement aux autres équipements majeurs.

Des effecteurs anciens mais une puissance de feu inentamée

Le problème de l’artillerie parait avoir été résolu avec l’aide de l’allié nord-coréen. Ce dernier a livré un nombre indéterminé d’obusiers de 122 et 152 mm, des LRM BM21 de type soviétique et même des obusiers M-1989 « KoKsan » de fabrication nationale. Ces pièces aurait permis d’armer au moins une nouvelle division d’artillerie russe. Selon les services sud-coréens et  l’OSC britannique, 16 000 conteneurs transportant entre 4 et 6 millions d’obus d’artillerie ont transité, entre septembre 2023 et mars 2025 entre Pyongyang et les dépôts de munitions dans l’ouest de la Russie. Ils s’ajoutent aux 3 millions d’obus produits chaque année par les arsenaux russes.

Les drones Shahed iraniens, consommables, peu chers, ont été améliorés sous le nom de Geran-2. Ils sont produit en grande série de sorte qu’il est possible de tirer des bordées de plus de 100 par jour. Pour échapper au brouillage ukrainien, des familles de drones à  guidage par fibre optique, très difficiles à intercepter, sont apparus sur le champ de bataille.

De vieilles bombes de la IIème guerre mondiale ont été recyclées en bombes planantes « KAB » allant de 500 kg à 3 tonnes, extrêmement efficaces contre les bunkers adverses.

Innovation technique et opérative: pour la première fois,  l’Orechnik, un missile balistique  de portée intermédiaire, à capacité duale a été employé contre une ville. Il a frappé la ville de Dnipro et plus encore les opinions dans les grandes capitales de l’Ouest de l’Europe.

Une organisation transformée

L’armée russe  a su adapter ses structures de force et sa stratégie des moyens.

A l’entrée en guerre, les unités de mêlée  étaient structurées en  « BTG » (groupement tactique bataillonnaire)  groupe tactique interarmes d’infanterie renforcé d’appuis blindés et d’artillerie sol-sol et sol-air. Cette organisation expéditionnaire héritée des projections en Syrie s’est vite révélée cauchemardesque  pour le soutien et les approvisionnements.

La fin de l’année 2022 a signé le retour aux unités tactiques homogènes. Les niveaux de la brigade et de la division ont été renforcés et de nouvelles divisions sont apparues.

 Le nombre des « armées », l’échelon opératif traditionnel des Russes, a été accru de 12 à 16. 

Il semble même que des corps d’armée aient été mis sur pied, un échelon tactique opératif inconnu jusque là dans la culture militaire russe.

D’une manière générale, la compétence professionnelle des états-majors a beaucoup progressé surtout au niveau opératif, essentiel dans la conduite des opérations.

De nouveaux procédés tactiques

 Les  progrès sont indéniables au niveau de la petite tactique.

Les attaques en ligne, partant de loin, planifiées au chronomètre sur des lignes successives, telles qu’elles étaient héritées de la doctrine Ogarkhov , ont disparues. Elles sont remplacées par des attaques en souplesse menées par des unités du niveau section, s’infiltrant à pied au plus près pour sauter sur l’objectif, souvent derrière le déluge d’un essaim de drones kamikases.. Une évolution qui fait curieusement penser aux innovations tactiques apportées par le général Pétain à partir de 1917 !

Ne pas vendre la peau de l’ours..

Au final, ce serait une faute de sous-estimer voire mépriser un commandement et une armée qui ont fait l’effort de s’adapter aux réalités de la guerre et de se transformer en conséquence. « Le travail d’investigation et d’examen militaire est facile et il le sera toujours quand on se bornera aux faits et aux fins immédiates » professait Clausewitz – Partie 1 Livre II chapitre 5.

Le fait est que le commandement russe a su faire le travail.  Il a tiré les conclusions de ses échecs et de ses limites. Les cadres incompétents ont été débarqués et les états-majors réformés. De nouveaux procédés tactiques ont été validés en exploitant les innovations techniques offertes par les drones, le cyber et l’espace. Les armes et les équipements ont été astucieusement adaptés aux exigences d’une guerre d’attrition, de haute intensité et de longue durée en privilégiant des solutions rustiques, économiques et disponibles en quantité

L’armée russe a appris. Son bond qualitatif et quantitatif est réel. En trois ans, elle est devenue une force  expérimentée et durcie au feu.

2- Mais un géant aux pieds d’argile?

Les pertes humaines et matérielles difficiles à combler dans la durée

Les pertes russes ont été très lourdes au début de la guerre.  Elles restent très élevées.

Selon les estimations du MOD britannique et de la CIA, les Russes auraient perdu de 150000 à 250000 tués depuis février 2022 et probablement 30000 mercenaires Wagner. En comptant les blessés graves et les mutilés, c’est une population de 800000 à 1 million de citoyens jeunes, majoritairement masculins qui a été jusqu’à présent sacrifiée. Un effort difficile à soutenir sur la longue la durée dans un pays de moins de 144 millions de personnes, en déclin démographique, dont le taux de  natalité est de 1,58 enfant par femme, où la pyramide des âges montre des classes d’âge de 18 à 32 ans ne dépassant guère 600000 à 700000 garçons.

Les pertes matérielles sont aussi considérables. Selon les estimations occidentales communément admises, 3 500 chars de combat auraient été détruits, soit l’équivalent du parc blindé en ligne avant février 2022. Malgré les rétrofits, le rythme de production de matériels neufs devrait entraîner mécaniquement une attrition progressive du parc.

L’effet des sanctions occidentales

Il est lent, très inférieur aux espoirs que  les dirigeants politiques européens avaient été placés en eux en 2022 .

Cependant le départ des constructeurs européens se traduit  par une baisse visible du parc automobile militaire  dans les unités et le recours aux modes de locomotion les plus baroques, y compris, dit-on, en trottinette à l’arrière du front. Une réalité qui aggrave l’immobilisation de l’armée russe.

Les sanctions ont aussi largement perturbé le commerce des composants électroniques  produits par l’Ouest. Après la contrebande de machines à laver passant par le Tadjikistan pour en récupérer les pièces électroniques, c’est désormais le recours aux producteurs chinois et d’autres puissances montantes du Sud qui signe la perte d’autonomie de la Russie.

Malgré une bonne santé économique affichée par une croissance de l’ordre de 3,5% en 2024 sans que le PIB ne se soit contracté, l’économie russe ne tient que grâce au complexe militaire et industriel, dopé par l’effort de guerre. Le budget de la défense a atteint 8,7% du PIB en 2024, soit 30% du budget fédéral. Malgré ou à cause de cela, l’économie est entrée en surchauffe grave en 2024 avec une hausse des prix de détail de 7%, des taux d’intérêt bancaire de plus de 20% et le relèvement du taux d’imposition maintenu à son niveau actuel pour les plus pauvres mais augmentés de plus de 50% pour les plus aisés. Ces mesures brutales dans une société russe qui ne se dit  pas réellement en économie de guerre pourrait peser lourd non sur la popularité du dirigeant mais sur l’acceptation tacite de la guerre par les populations russes citadines.

Les erreurs d’appréciation stratégiques

Le pouvoir moscovite fait de grands efforts pour soigner son image dans les pays dits du Sud.

Il n’en reste pas moins clair que l’image d’invincibilité de l’armée est sérieusement écornée après le désastre du raid de 2022 sur Khyiv et le succès des contre-offensives ukrainiennes spectaculaires  dans l’oblast de Kharkiv et sur la ville de Kherson. Ces revers s’ajoutent au souvenir cuisant de l’Afghanistan et aujourd’hui au décrochage précipité de Syrie ou au début de la mise en doute  de l’efficacité de l’aide russe par les pays du Sahel.

Les buts de guerre russes ont notablement évolué en trois ans.

La guerre est un instrument de la politique. Pourtant les stratèges et les politiques moscovites déterminés à l’usage sans limite de la force pour désarmer l’ennemi ukrainien – au sens de Clausewitz – semblent n’avoir pas pris en compte ou trop tardivement l’un des atouts maître de l’Ukraine:  c’est à dire l’immense profondeur stratégique que le soutien occidental offre à cette dernière sous la forme de renseignement et de ciblage fournis par les satellites ou les AWACS, de télécommunications, de soutien logistique, de formation et d’entrainement, de conseil technique et tactique, etc.

De ce fait, avec une main liée dans le dos, les buts de guerre ont été revus à la baisse en l’espace de 3 années. De la destruction expresse du centre culminant adverse ( le cœur du pouvoir ukrainien à Khyiv) pour restaurer la « nouvelle Russie « , chère aux nationalistes grands-russes des disciples de Douguine, le but est devenu de rétablir une continuité territoriale russe de la Volga au Prut par Kherson, Odessa et Chisinau faisant de la mer Noire un lac russe puis désormais de complètement défendre les populations russophones des 4 oblasts du Donbass et de la Crimée.

Dans le brouillard de la guerre réelle, le pouvoir et le commandement russes ont perdu de vue l’objectif principal de la guerre : la destruction des capacités ukrainiennes et la conquête du terrain, pour se rabattre sur le but intermédiaire : le Donbass.

Les blocages tactiques du terrain liés  à la transparence du champ de bataille et à la létalité des armes nouvelles ont transformé une guerre de mouvement en une coûteuse guerre d’attrition.  Sauf dans l’hypothèse d’une rétrécissement majeur  de la profondeur stratégique ukrainienne, les pertes russes, l’état de la population et de l’économie , les erreurs stratégiques commises ne permettent guère d’envisager un effondrement général par usure du camp ukrainien.

La Russie ne perdra peut-être pas la guerre mais elle ne peut pas la gagner.

GCA (2S) Robert MEILLE
Vice-Président de l’ASAF
5 juin 2026

Situation en ukraine juin 2025