Ukraine : repenser la guerre ? – 3

Ukraine : repenser la guerre ? – 3

Après une synthèse de la situation sur le terrain vue du côté ukrainien puis un état des lieux des forces et faiblesses de l’armée russe, le troisième et dernier article  de la série propose une synthèse forcément parcellaire et incomplète des premières leçons tirées par les deux belligérants,… mais aussi par leurs principaux soutiens respectifs.

Sur le terrain, les armées ukrainiennes et russes apprennent de leurs échecs respectifs, observent , innovent et intègrent les mutations du champ de bataille. L’enlisement de la ligne de front amène les états-majors et les unités à expérimenter un nouvel emploi des armes et de nouveaux procédés tactiques; comme le firent les armées alliées à partir de 1917.

Et, comme pendant la guerre d’Espagne du siècle dernier, la mise en œuvre d’outils et de technologies venus de la recherche civile ou duale fait de l’Ukraine un laboratoire où s’élaborent certaines des doctrines et des armes de demain.

Comme le souligne Pascal Tran Huu, l’ASAF rappelle toutefois que ces études réalisées à partir de sources ouvertes ne peuvent être que des résumés introductifs qui appellent  réactions et  compléments.

La rédaction de l’ASAF.

drones

En trois ans, le champ de bataille s’est  transformé : à certains endroits de la ligne de front, une zone neutre de 15 km entre les deux lignes est désormais quasiment impraticable, saturée de drones, d’obus et de mines. Toute tentative d’assaut y serait vouée à l’échec.

Les drones, la saturation des feux, la numérisation et le maillage de surveillance du champ de bataille interdisent tout mouvement significatif. Il faut en conséquence reconsidérer l’emploi des blindés.

A noter toutefois que certains des nouveaux outils préexistaient et avaient pu être expérimentés ponctuellement lors des campagnes expéditionnaires des deux premières décennies. La nouveauté est désormais leur emploi à l’échelle industrielle dans une guerre symétrique, de haute intensité , installée dans la durée.

1.La guerre des drones[1]

Le drone, autrefois outil d’observation rudimentaire, est devenu une arme omniprésente et bon marché. En l’espace de deux ans, on est passé du drone artisanal larguant une grenade à de véritables nuées de drones armés, coordonnés par des drones de reconnaissance. Ces systèmes se divisent désormais en plusieurs catégories :

  • drones d’observation ou de désignation de cibles,
  • drones kamikazes,
  • drones de saturation,
  • drones anti drones, dernière nouveauté apparue sur le champ de bataille.

Le coût moyen reste faible (environ 10 000 €), ce qui favorise leur emploi massif. Lors de la semaine du 25 mai, les forces russes ont envoyé près de 350 drones par nuit sur Kiev. Face à cela, les défenses recourent à des brouilleurs, à des faisceaux électromagnétiques, voire à des fusils de chasse – mais leur efficacité reste limitée face à des essaims.

Un nouveau théâtre se dessine également : le combat inter-drones, encore balbutiant. Les tentatives de filoguidage (via fibre optique) permettent d’éviter le brouillage, mais rendent la position de l’opérateur détectable de nuit, en raison de la luminosité du câble. Même si la fibre optique est conçue pour conserver la lumière en son cœur par réflexion interne, de micro-fuites de lumière peuvent apparaître. D’autre part, dans un environnement nocturne non urbain, où l’obscurité est quasi totale, le moindre halo lumineux devient visible, notamment via caméras thermiques ou capteurs de basse luminosité (comme les capteurs NVD – Night Vision Devices). Certaines versions de fibre (monomode notamment) peuvent émettre des traces détectables aux infrarouges proches (NIR).

  1. L’artillerie et la saturation des feux

Face à la montée en puissance des drones, l’artillerie classique n’a pas disparu ; elle s’est adaptée. Le Caesar français s’est imposé par sa légèreté, sa précision et sa mobilité. Avec une portée efficace de 25 km, il surclasse l’artillerie russe standard (15 à 20 km selon l’état des tubes), bien que les roquettes (40 à 70 km) et les missiles de croisière conservent un rôle complémentaire.

La logistique artillerie reste un facteur décisif : un canon occidental atteint sa limite d’efficacité après environ 1 200 tirs, au-delà desquels l’usure du tube compromet la précision. Le remplacement de ces tubes nécessite une chaîne industrielle robuste que peu de nations maîtrisent à grande échelle.

Ainsi, les 19 Caesar déployés en Ukraine ont chacun tiré plus de 2 100 obus en deux ans, une cadence qui sollicite durement la chaine logistique.

La guerre d’Ukraine démontre que l’artillerie reste l’un des piliers du combat interarmes, dans un rapport constant entre portée, précision et masse explosive. Le colonel Pétain le résumait, lorsqu’il était professeur à l’École de guerre, par cette formule brutale : «Le feu tue.» Elle est toujours d’actualité.

  Encore faut-il avoir les munitions.

Or, c’est précisément ce qui fait défaut aujourd’hui à l’Europe. Malgré les annonces de soutien massif à l’Ukraine, la production d’obus reste dramatiquement insuffisante. L’Union européenne s’est fixé un objectif d’un million d’obus livrés d’ici fin 2024: à la mi-2025, moins de 600 000 ont été effectivement produits.

Le manque d’un outil industriel coordonné, l’absence de stocks stratégiques et la lenteur des procédures d’acquisition freinent gravement l’effort de guerre. À l’échelle continentale, seuls quelques pays (notamment la France, l’Allemagne et la Finlande) disposent encore de chaînes de production capables de tourner en continu.

À titre de comparaison, les États-Unis ont produit environ 1,3 million d’obus de 155 mm en 2024 et visent une capacité de 2 millions d’ici 2025 selon le Pentagon Acquisition Office.

Quant à la Russie, malgré les sanctions, elle aurait maintenu une cadence de production mensuelle comprise entre 250 000 et 300 000 obus, soit 3 millions d’obus annuellement, grâce à la mobilisation de ses stocks hérités de l’ère soviétique et à la reconversion d’usines civiles.

À cela s’ajoute les soutiens extérieurs. Ils ne sont pas négligeables. Comme déjà relevé hier, la Corée du Nord, selon un rapport du renseignement sud-coréen (mars 2025), aurait livré à la Russie plus de 1,5 million d’obus de 122 mm et 152 mm depuis l’automne 2023, ainsi qu’environ 500 000 roquettes pour lanceurs multiples BM-21 Grad. Ainsi que des obusiers « Koksan » de fabrication nationale.

Quant à la Chine, elle déclare ne fournir que du matériel civil. Toutefois plusieurs rapports d’ONG comme celui de « Conflict Armament Research » (février 2025) ont identifié des composants électroniques d’origine chinoise dans des munitions russes de précision.

La guerre d’Ukraine révèle ainsi une vérité crue, trop longtemps oubliée des nations et des gouvernements occidentaux : on ne soutient pas une guerre de haute intensité avec des cadences de temps de paix — ni sans alliances industrielles, fussent-elles discrètes ou déniées.

  1. La numérisation du champ de bataille

La modélisation du champ de bataille l’Intelligence Preparation of the Battlefield (IPB) de l’OTAN Elle s’est métamorphosée.

Jadis élaborée à la main, sur cartes papier et hypothèses doctrinales, elle est aujourd’hui portée par des flux massifs de données analysés par intelligence artificielle.

L’IA croise imagerie satellite, données de surveillance, modèles issus de manœuvres précédentes (par exemple les exercices Zapad russes), pour identifier des schémas d’action typiques. Ce traitement augmente sensiblement les capacités de prévision,: les États baltes ont développé une excellence opérationnelle reconnue par l’OTAN en ce domaine

 Du côté russe, une hypothèse, plausible bien que non confirmée, suggère que la Russie exploiterait  les pics nocturnes de consommation électrique et leur sectorisation pour localiser des ateliers ukrainiens de fabrication de drones (souvent domestiques, équipés d’imprimantes 3D, grosses consommatrices d’énergie). Ces signaux faibles pourraient expliquer certains bombardements ciblés sur des zones résidentielles.

numérisation du champ de bataille

Des usages déjà éprouvés, appelés à être optimisés

Nombre de fonctions attribuées aujourd’hui à l’IA trouvent en réalité leurs racines dans des pratiques de guerre électronique plus anciennes.

Ainsi, lors de la bataille d’Alasaï (Afghanistan, 2009), les forces françaises ont pu cartographier le dispositif taliban en reconstituant les unités et leur position grâce à l’écoute des téléphones portables utilisés par les insurgés. L’analyse des communications permettait d’identifier des accents, des tensions vocales, voire la hiérarchie du groupe.

D’autres techniques désormais bien établies sont en cours d’automatisation ou d’optimisation par IA . Il faut citer:

l’analyse prédictive des flux logistiques pour anticiper la concentration de troupes (ex. : identification des convois via satellites et transpondeurs AIS dans les conflits navals) ;

la reconnaissance vocale émotionnelle, utilisée pour détecter le stress ou l’improvisation dans les échanges radio (testée par Israël en 2014 à Gaza) ;

le croisement de données sociales : activité mobile, consommation électrique, achats de carburant, tous devenus des indicateurs d’activité suspecte (notamment exploités par le commandement américain en Irak entre 2007 et 2011 pour localiser des ateliers d’IED) ;

l’exploitation des réseaux sociaux : déjà mise en œuvre en Syrie et en Ukraine, où des messages postés depuis des zones frontalières ont permis de géolocaliser des unités (cas célèbre du soldat russe postant des selfies sur Vkontakte) ;

la génération dynamique de plans de feu : des programmes d’IA sont actuellement en cours de test par les armées américaine et britannique pour proposer, en temps réel, les zones de tir optimales en intégrant les positions ennemies, les risques de tirs fratricides et l’environnement civil.

Ces évolutions ne relèvent plus de la science-fiction. Elles redéfinissent déjà les chaînes de commandement et les temporalités du combat, dans un monde où la vitesse de traitement de l’information devient une arme à part entière comme le montre l’exemple suivant.

Un cas emblématique : l’IA dans la surveillance du plateau tibétain

Depuis 2021, la région autonome du Tibet est devenue un laboratoire discret mais stratégique de l’emploi de l’intelligence artificielle par l’Armée populaire de libération (APL) chinoise. Pékin y a déployé des systèmes combinant reconnaissance faciale, détection comportementale et analyse prédictive, dans un environnement caractérisé par sa topographie difficile et sa sensibilité géopolitique — à proximité immédiate de l’Inde.

Le projet de « grille de surveillance intelligente » (智能网格化监管) a permis de quadriller les zones frontalières via un réseau de capteurs, de caméras thermiques et de postes d’observation autonomes, interconnectés par satellite et analysés par IA.

Selon un rapport de l’Institut Jamestown (2022), les autorités chinoises ont utilisé ces technologies pour :

anticiper les déplacements de groupes tibétains, même à pied, grâce à des corrélations de chaleur corporelle, de profils comportementaux et de données biométriques ;

repérer les incursions indiennes dans des secteurs disputés (comme les vallées de Tawang ou de Demchok) par l’analyse des variations de signatures thermiques et de la fréquence des transmissions ;

automatiser les alertes tactiques transmises à l’état-major du commandement ouest de Chengdu, réduisant le temps de réaction à moins de 5 minutes en cas d’alerte.

Plus encore, selon un article du South China Morning Post (avril 2023), des algorithmes d’apprentissage supervisé ont été entraînés sur les données de comportements passés de patrouilles ennemies, permettant d’anticiper les mouvements indiens sur la base d’une combinaison de facteurs météorologiques, calendaires et logistiques. Le tout en intégrant l’historique des escarmouches passées (notamment celles de la vallée de Galwan en 2020).

Ce déploiement montre que l’IA ne se contente plus d’assister le commandement : elle commence à modéliser l’intention, dans un environnement où chaque mouvement peut avoir des répercussions diplomatiques majeures.

  1. le blindé du futur, entre nécessité et vulnérabilité ?

Le char de bataille

Il n’a pas disparu, malgré l’essor des drones, et reste indispensable pour la rupture du front, la prise de localités urbaines et le soutien d’infanterie sous le feu. Sa mobilité, sa puissance de feu directe, sa capacité à encaisser les coups restent sans équivalent. Mais son environnement opérationnel s’est profondément transformé sur un champ de bataille désormais saturé de capteurs, de drones et de munitions téléopérées.

Ce qui change, c’est donc l’exigence de protection active (systèmes Trophy israélien, Iron Fist, APS de Rheinmetall), de connectivité inter plateformes, et d’interopérabilité numérique. Les systèmes de guerre électronique embarqués doivent neutraliser les drones ennemis ou détourner leurs signaux GPS. Certains modèles intègrent déjà des tourelles anti drones à guidage automatique, couplées à des radars à courte portée.

À court terme, des améliorations notables ont été apportées aux chars actuels comme le Leclerc rénové (Leclerc XLR) ou le Challenger3 britannique : surblindage modulaire, brouilleurs, tourelles téléopérées, amélioration des capteurs optroniques et intégration à des réseaux de commandement digitalisés.

Mais l’attention se tourne désormais vers le char de combat du futur (MGCS – Main Ground Combat System), projet franco-allemand qui vise une livraison à l’horizon 2040. Ce programme ambitionne un char entièrement repensé : plateforme modulaire, équipage réduit (voire téléopéré), IA embarquée pour le traitement des menaces, camouflage adaptatif, coordination automatisée avec des drones de reconnaissance ou d’assaut. Le blindé devient ainsi une plateforme de combat interconnectée, intégrée à un système plus vaste de capteurs et de moyens de frappe (les « effecteurs « en termes militaires).

MGCS

La Chine n’est pas en reste.

S’inspirant de l’Armata russe, elle développe un char de quatrième génération à tourelle entièrement robotisée, plus léger, et conçu pour accroître la mobilité tout en réduisant la consommation. Ce modèle intègre un système de protection active de type hard-kill et une automatisation poussée qui permettrait de réduire l’équipage à deux membres.

En parallèle, le char léger Type 15, d’un poids compris entre 33 et 36 tonnes, a été conçu pour opérer en terrain difficile — comme sur les plateaux du Ladakh — avec un canon de 105 mm. Ce blindé, à la fois mobile et modulaire, répond aux exigences des théâtres asymétriques.

Les VCI

En matière de véhicules de combat d’infanterie, Pékin a récemment présenté un nouveau VCI doté du système de protection active GL-6, observé également sur les Type 99 et VT-4. Ce système comprend des lanceurs doubles montés sur le toit, capables de neutraliser des munitions top-attack, des missiles antichars, ou des drones.

Cette évolution témoigne de la volonté chinoise de rattraper, voire de dépasser, les standards occidentaux en matière de protection dynamique et d’intégration capteur effecteur.

Partout, les exigences du combat urbain sous drones obligent à faire évoluer, le véhicule de combat d’infanterie (VCI) .

Nœud du contact entre les unités au sol et les appuis numériques, le VCI doit transporter, protèger et appuyer les fantassins dans un environnement saturé d’armes guidées. De nouveaux modèles apparaissent: le Lynx KF41, le VBCI NG, l’ASCOD). La silhouette est plus basse, le blindage est adaptatif, la puissance de feu est supérieure avec des tourelles de 30 à 50 mm. Ils disposent d’une protection anti-IED renforcée et de capteurs multispectraux.

Lors du salon Eurosatory 2024, plusieurs plateformes intégrant des systèmes C-UAS (Counter-Unmanned Aerial Systems) ont été présentées : brouilleurs directionnels, lasers tactiques embarqués, micro missiles à guidage infrarouge.

L’ensemble de ces innovations tendent à transformer les blindés en centres de défense anti drones mobiles, capables non seulement de riposter mais d’anticiper.

La transformation passe donc moins par l’abandon du blindé que par sa réinvention : plus léger, plus intelligent, mieux protégé, et surtout intégré dans une architecture numérique de combat où l’information circule aussi vite que les obus.

  1. Conclusion

Le conflit ukrainien, en se prolongeant, devient une matrice de la guerre de demain. Il révèle les tensions entre innovation technologique et inertie doctrinale, entre l’abondance de capteurs et la rareté de manœuvres décisives.

Derrière l’immobilité apparente du front, une transformation souterraine s’opère. La guerre change de visage : moins frontale, plus algorithmique ; moins humaine dans sa tactique, mais toujours tragiquement humaine dans ses conséquences.

L’Europe doit comprendre que cette guerre n’est pas qu’une épreuve de résistance : elle est un laboratoire stratégique. S’en détourner serait choisir l’aveuglement.

Pascal TRAN HUU
Administrateur ASAF.
03/06/2025

[1]Note de la rédaction: la combinaison  des drones de divers types avec le renseignement, les forces spéciales, les capacités C2 de « comand & control » pourrait amener non seulement aux bouleversements tactiques  en cours mais aussi à une remise en cause de la notion de profondeur stratégique, comme le suggère les opérations ukrainiennes jusqu’en Sibérie.