LIBRE OPINION de Nathalie Guibert: Hollande, plus de guerres, moins de moyens

Posté le lundi 17 novembre 2014
LIBRE OPINION de Nathalie Guibert: Hollande, plus de guerres, moins de moyens

Par Nathalie Guibert – Le Monde -16 novembre 2014

Paris va déployer des moyens supplémentaires pour frapper l'Etat islamique en Irak et soutenir l'armée libre en Syrie. Six Mirage, des avions d'attaque au sol, seront basés en Jordanie d'ici quelques semaines, en sus des Rafale stationnés aux Emirats arabes unis. Dans cette opération, l'état-major " s'inscrit dans la durée "

Au Sahel, la force antiterroriste Barkhane comptera de nouveaux points d'appui à la fin de l'année, au nord du Tchad et du Niger, d'où frappent déjà les Rafale et autres hélicoptères Tigre ultramodernes.

Ses effectifs, autour de 3 500 soldats, pourraient croître début 2015. Dans la crise ukrainienne, aussi, on annonce des moyens. Des drones français entreront bientôt en jeu, tandis que la marine nationale continue de faire tourner ses bateaux espions en Mer Noire

Sur la photo, les armées françaises ont de l'allure. Leur chef, François Hollande, les déploie partout.

Pour le président, rapportent plusieurs interlocuteurs, il est une vérité : la France reste un pays qui compte à l'étranger en matière militaire. " Nous avons plus de 20 000 militaires déployés hors de la métropole, dont plus de 8 000 au profit de 27 opérations sur quatre continents, dans les airs et sur tous les océans ", dit le chef d'état-major, le général Pierre de Villiers.

" Dérive " des comptes publics

L'effort dépasse le " contrat opérationnel " fixé en 2013. Golfe, Méditerranée orientale, Mer Noire, Golfe de Guinée : la marine est déployée sur quatre zones " alors que le Livre blanc - sur la défense et la sécurité nationale - n'en prévoyait que deux ", note l'amiral Bernard Rogel. Dans un premier temps, il a fallu faire des choix. La France a retiré ses bateaux de l'opération européenne anti-piraterie Atalante, dans l'Océan indien.

Mais à Paris, la seule guerre qui divise est budgétaire, et le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian se bat contre l'administration des finances. Bercy vient de parler de " dérive " des comptes publics au sujet des opérations militaires extérieures. La défense a budgété 450 millions d'euros en 2014 pour les " OPEX ". Or, l'année s'achèvera avec une dépense d'1,2 milliard, comme en 2013. La règle est que ces " surcoûts " soient assumés par tous les ministères selon leur poids dans le budget général de l'Etat, car la défense ne choisit pas ses engagements, décidés par le président au nom de la sécurité du pays.

Cette solidarité ne va plus de soi. M. Le Drian a dû publier un " message " pour justifier, au lendemain des cérémonies du 11 novembre, " la responsabilité de la France " sur la scène internationale.

" Plus de gras dans nos armées "

Les militaires s'inquiètent de ces querelles : pour eux, elles brouillent les résultats obtenus dans les opérations au prix d'importants efforts humains et matériels. Surtout, elles fragilisent de façon récurrente les arbitrages de l'Elysée. " Le président de la République m'a confié une mission, il a garanti les moyens de cette mission : 31,4 milliards d'euros pour 2015. Or, je crains l'infiltration rampante, le grignotage progressif de nos ressources financières ", a déclaré général de Villiers devant les commissions parlementaires. " Qu'on se le dise, il n'y a plus de gras dans nos armées. "

Après d'âpres négociations, les armées finissent 2014 avec 500 millions d'euros de moins que promis.

Mais la défense doit encore trouver 2,1 milliards de recettes exceptionnelles pour consolider son budget 2015. Pour être sûr de pouvoir acheter ses nouveaux armements (frégates, blindés, aéronefs), le ministère projette de les céder à des sociétés à capitaux privés, ce qui ferait rentrer de l'argent frais, avant de les louer. Ces " sociétés de projets " rencontrent l'hostilité des parlementaires. Pour le chef d'état-major, " 2015 sera l'heure de vérité ".

Le budget sera adopté mardi. Vendredi 14, un amendement du ministère des finances privait encore de 100 millions d'euros les crédits d'équipement des forces…

Comment les généraux mènent-ils les guerres du président dans ces conditions incertaines ? Les armées composent " un ensemble fragile ", souligne Pierre de Villiers. En dix ans, les effectifs de la

défense ont baissé d'un quart et le ministère assume plus de 60 % des réductions de postes de l'Etat.

C'est le prix à payer pour continuer de moderniser les équipements.

Les rangs doivent encore fondre. Les chefs ne savent plus comment faire. " Je ne pense pas pouvoir atteindre l'objectif de déflation envisagé pour les officiers " en raison des investissements prévus dans la cyberdéfense et les centres de commandement, a souligné le 14 octobre, devant les députés, le général Denis Mercier, pour l'armée de l'air.

" Débrouillardise française "

Pourtant, de profondes réorganisations sont menées pour trouver des économies. Dans l'armée de l'air, le chef lance " l'entraînement différencié " : certains pilotes s'entraîneront beaucoup sur Rafale, d'autres peu pour économiser de l'argent, dans une logique de " réservoir d'équipages ". L'armée de terre, explique son patron, le général Jean-Pierre Bosser, compte désormais " trois familles " : au premier rang, 60 % des personnels sont parfaitement entraînés et équipés, prêts à être engagés. Aux rangs 2 et 3, les autres devront passer par des remises à niveau de six mois ou d'un an.

Certains évoquent une armée à plusieurs vitesses. Les chefs se préoccupent du moral, en érosion constante à l'arrière. " Ne vivant pas bien le présent et ne pouvant se projeter dans l'avenir, nos soldats

doutent de la pertinence des réformes qui leur semblent dictées par des enjeux économiques de court terme ", a expliqué le général Bosser aux sénateurs le 5 novembre.

" C'est parce que les moyens sont contraints qu'on envoie 2 000 soldats en République centrafricaine et non 5 000 ", admet-on à l'Elysée. Devant leur carte du monde, les généraux jonglent avec leurs forces.

Tandis qu'en Irak et au Sahel, on mobilise des effectifs, les forces dites " prépositionnées ", des Antilles à la Polynésie, doivent réduire de 10 % (- 1 100). Début 2015, l'état-major pense aussi diminuer de moitié la force Sangaris en Centrafrique pour dégager des moyens.

En matière d'équipements, les moyens modernes démultiplient les forces. Munitions de précision, moyens de commandement à distance, renseignement en temps réel inscrivent bien les opérations de 2014 dans la guerre de haute technologie. Mais l'état-major doit aussi compter sur des matériels

historiques – les ravitailleurs C135 ont plus de 50 ans, les blindés de RCA, 40 ans. " Il arrive que seulement 50 % des hélicoptères soient opérationnels ", convient le chef d'état-major. Comme les crédits d'entretien sont insuffisants et les terrains d'opérations très corrosifs, la surchauffe gagne.

La guerre est frugale, et le chef d'état-major évoque " la débrouillardise française " à l'heure des drones et des armes à guidage laser. Les soldats des débuts de Serval ont manqué d'eau, de chaussures et même de tentes climatisées au point que " les gars faisaient des coups de chaud à Gao la nuit dans leur sommeil au risque de problèmes graves ", rappelle un médecin militaire.

Dans un autre registre, les premiers contingents de Sangaris n'ont pas été payés, rattrapés par les dysfonctionnements du logiciel de paie Louvois – ceux-ci ont coûté 160 millions d'euros en 2014 au ministère et touché la moitié des soldats de l'armée de terre.

" Concentrer tous les moyens sur les opérations permet de tenir encore, tout ce qui roule est en Afrique !

Le problème, c'est que cela ne peut plus durer, alors que les guerres actuelles durent ", estime un expert du sérail, pour qui " l'attitude consistant à dire que l'intendance suivra toujours va se heurter au mur du social-réalisme ". La loi de programmation 2014-2019 prévoit un " retour à meilleure fortune " à partir de 2016. Les chefs militaires n'ont pas d'autre choix que d'affirmer qu'ils y croient. " Le doute, c'est le début de la défaite ", dit le général de Villiers.

Nathalie Guibert

 

Source : Le Monde