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LU. [Esprit défense] « En Indopacifique, la France protège autant les territoires que leurs accès » - MINAR

Posté le jeudi 07 mars 2024
LU. [Esprit défense] « En Indopacifique, la France protège autant les territoires que leurs accès » - MINAR

Que recouvre la notion d’Indopacifique ? Face aux tensions qui y règnent, quelles sont les implications pour la défense française ? Léonie Allard1, détachée par la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des Armées auprès de l’Atlantic Council2 à Washington, détaille les enjeux de la France dans la région. Un entretien tiré de la revue Esprit défense n°10.

 

Au cours des années 2000, la notion d’Indopacifique a remplacé celle, plus ancienne, d’Asie-Pacifique. En quoi est-elle différente ?

Léonie Allard : Cet espace est doté d’une continuité géostratégique et d’une cohérence historique de par les flux et les échanges mondiaux anciens qui traversent les océans Indien et Pacifique. Aujourd’hui, l’Indopacifique concentre plusieurs des plus grands pôles de la croissance mondiale. Préserver l’accès à ses espaces maritimes pour le commerce et les échanges mondiaux est donc essentiel. Le concept est également politique. Par rapport à celle d’Asie-Pacifique, la notion d’Indopacifique intègre mieux l’océan Indien, et elle met en avant le rôle de plus en plus important de l’Inde.  Évoqué dès 2018 par Emmanuel Macron, ce terme correspond à la géographie de nos territoires et à la vision du ministère des Armées. Celle-ci s’est traduite en 2019 par l’adoption d’une stratégie de défense propre3, dans une approche « libre et ouverte » mais aussi « inclusive », c’est-à-dire résolument multilatérale et ouverte à des partenariats variés. Au sein de l’Union européenne, la position de la France est unique. Sa stratégie de défense soutient les efforts des 27 pour qu’ils s’engagent davantage dans la région.

 

Quelles sont les implications pour la France ?

Pour la défense française, l’Indopacifique est un ensemble géopolitique vaste. Il s’étend de Djibouti à la Polynésie, en englobant tous nos territoires souverains de cette zone où résident environ 1,8 million de nos concitoyens. Nos départements, régions et collectivités d’Outremer représentent environ neuf des 11 millions de km² de notre zone économique exclusive, la deuxième la plus importante au monde. Ils jouent, avec nos forces armées, un rôle clé pour défendre l’accès à des zones vitales ou à des points de passage qui pourraient être menacés. Cela implique également une réflexion sur les flux alternatifs entre l’Europe et l’Asie. Ces flux circulent par le cap de Bonne-Espérance et par le canal du Mozambique, près duquel se situent La Réunion, Mayotte et les îles Éparses. Les tensions actuelles et les blocages en mer Rouge provoqués par les attaques des houthis rappellent l’importance de ces routes et la pertinence de notre approche.

 

Quels sont aujourd’hui les principaux points de tension de l’Indopacifique ?

Cet espace est traversé par plusieurs crises persistantes qui ne sont pas seulement maritimes (mer de Chine méridionale, détroit de Taïwan…). Ces crises sont liées aux tensions historiques entre l’Inde et le Pakistan, aux incidents sur la frontière sino-indienne, sans oublier la crise humanitaire en Birmanie. Malgré le sommet entre Xi Jinping et Joe Biden en 2023, la compétition sino-américaine s’y superpose et s’y renforce. La montée en puissance de la Chine a profondément modifié les équilibres régionaux. Pékin a adopté une stratégie plus ouvertement contestatrice du droit international et une diplomatie agressive, comme le mentionne explicitement la Revue nationale stratégique 2022. L’Indopacifique compte aussi sept des dix plus grands budgets de défense au monde (Arabie saoudite, Corée du Sud, Chine, États-Unis, France, Inde et Japon) et cinq puissances nucléaires — trois États officiellement dotés (Chine, États-Unis, France) et deux possesseurs (Inde et Pakistan) —, sans oublier les ambitions de la Corée du Nord dans ce domaine.

 

Quelles sont nos priorités ?

Nous avons trois grandes priorités. Tout d’abord, bien sûr, la protection de nos ressortissants et de nos espaces souverains. Ensuite, la garantie de nos approvisionnements stratégiques et de notre liberté d’action dans les espaces communs. Cela concerne tant l’océan Indien que le Pacifique sud, tous deux marqués par un recul du multilatéralisme face à la prééminence du rapport de force et par un recours à des stratégies hybrides à des fins d’intimidation et de coercition. Malgré des efforts régionaux que la France soutient, le recul se poursuit. Il est également dû à un déficit de régulation et à l’absence d’un consensus multilatéral sur les conditions d’accès et d’utilisation des espaces communs. Enfin, notre contribution à la stabilité des environnements régionaux avec nos partenaires. Nous sommes ainsi très attentifs à la montée des tensions dans le détroit de Taïwan.

 

Au-delà des enjeux sécuritaires, figurent des enjeux climatiques. Comment répondre à des défis de natures aussi différentes ?

Nous pouvons, et nous devons, prioriser à l’aune des moyens dont nous disposons. Pour mieux assurer la résilience et la sécurité des flux, la France concentre ses efforts sur plusieurs zones. Parmi elles, l’océan Indien est l’espace où le ministère des Armées peut avoir le plus d’impact et où existe le plus haut potentiel pour engager nos partenaires européens. Dans le Nord de l’océan Indien et en mer Rouge, la France contribue à la préservation de la liberté de navigation aéromaritime et elle continue de renforcer sa collaboration avec l’Inde, son partenaire le plus important de la zone. Dans le Sud de l’océan Indien, l’action de la France est plus centrée sur les flux illicites, même si nous devons aussi faire face à des compétiteurs régionaux — Russie et Chine. Dans le Pacifique sud, nous mettons l’accent sur la lutte contre les conséquences du dérèglement climatique. En Asie orientale, nous nous appuyons sur des partenaires importants, comme le Japon ou la Corée du Sud, notamment pour lutter contre des menaces hybrides et contre la prolifération des armes de destruction massive. Au total, la nouvelle loi de programmation militaire 2024-2030 prévoit 13 milliards d’euros pour renforcer les forces de souveraineté d’Outre-mer. Ces crédits vont nous permettre de moderniser et de développer ce que nous possédons déjà.

 

Comment pouvons-nous agir pour les micro-États insulaires du Pacifique sud, de plus en plus souvent dévastés par des typhons et menacés de submersion ?

L’engagement français dans l’océan Indien ne signifie pas un désengagement du Pacifique sud. Lorsqu’Emmanuel Macron s’est rendu en 2023 en Nouvelle-Calédonie, il est également allé en Papouasie-Nouvelle-Guinée et au Vanuatu. Le Pacifique accueille, en outre, l’un de nos plus importants partenaires, l’Australie, dont le champ d’action, outre le Pacifique, se situe en mer de Chine et dans l’Ouest de l’océan Indien. Lors de la réunion des ministres de la Défense du Pacifique sud (en anglais SPDMM, pour South Pacific Defence Ministers’ Meeting), organisée à Nouméa en décembre dernier, le ministère des Armées a démontré sa capacité à monter des solutions collectives, notamment en faveur de la résilience des États de la région face à l’intensité et à la récurrence des événements climatiques — d’où l’importance des missions d’assistance humanitaire et de secours dites « HADR » (pour Humanitarian Assistance and Disaster Relief). L’accord FRANZ avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande a ainsi permis d’offrir une assistance aux Tonga en 2022 et au Vanuatu en 2023 lors de catastrophes.

 

Plus globalement, que signifie pour la France être une puissance d’équilibres dans l’Indopacifique ? Notre position est-elle toujours bien comprise ?

Une « puissance d’équilibres » — avec un s —, comme le définit le Président de la République, est une vision politique plurielle. Tout d’abord, nous œuvrons à la promotion d’un ordre international fondé sur le respect du droit et du multilatéralisme. Le recours croissant à des logiques de rapport de force nécessite de protéger les structures multilatérales. Nous souhaitons ainsi mettre en avant notre capacité à parler à une multiplicité d’acteurs, pas seulement les grands, et à mener un dialogue lucide avec nos compétiteurs. Cela est rendu possible par nos efforts pour nous protéger d’une logique trop bipolaire, alimentée par la rivalité sino-américaine. Ensuite, nous prônons l’autonomie stratégique pour la France et l’Europe. Les pays de l’Indopacifique partagent ce besoin de préserver leur souveraineté des effets de la compétition stratégique. Pour être honnête, notre position n’est pas toujours bien comprise, et parfois même interprétée comme un défi aux États-Unis. Selon moi, ce n’est pas le cas. Les États-Unis restent un allié historique de la France et un partenaire incontournable dans l’Indopacifique. Nous sommes unis à eux, à l’échelle globale, par un haut niveau d’interopérabilité et une coopération particulièrement dense dans de nombreux domaines. Nous arrivons souvent aux mêmes conclusions, mais via des cheminements différents et complémentaires.


Recueilli par Marc Semo.

Groupe de réflexion bipartite spécialisé dans les relations internationales, l’Atlantic Council est situé à Washington.

Avant d’être détachée à l’Atlantic Council, Léonie Allard était chargée des questions relatives aux rivalités de puissance en Indopacifique à la DGRIS.

3 La Stratégie de défense française en Indopacifique.

Source : Ministère des Armées