COOPERATION : En Estonie, un appui français précieux pour le renforcement de la défense territoriale

Posté le vendredi 22 décembre 2023
COOPERATION : En Estonie, un appui français précieux pour le renforcement de la défense territoriale

Un mandat inédit s’est achevé pour une centaine de chasseurs parachutistes français déployés Estonie. Depuis l’été, ceux-ci y poursuivaient un unique objectif : appuyer la formation et l’entraînement des volontaires de la Ligue de défense estonienne (EDL). Si cet effort s’est clôturé début décembre par un exercice conduit sur une île stratégique de la mer Baltique, les retours d’expérience et l’intérêt confirmé du partenaire estonien prédisent une installation dans la durée. 

ORKAAN 17

Le coup claque sans préavis dans l’ambiance feutrée d’une forêt enneigée de l’île de Saaremaa, en mer Baltique. À l’aide de son arme antichar, un combattant du 1er régiment de chasseurs parachutistes (1er RCP) vient de stopper net un véhicule blindé Griffon du 1er régiment d’infanterie (1er RI). Ici, point d’acte fratricide mais un affrontement simulé, bref et intense et qui, à sa manière, marquait l’entame de l’exercice franco-estonien ORKAAN 17. 

Rendez-vous annuel, ORKAAN – ouragan en estonien – avait cela d’inédit qu’il s’est joué non pas aux côtés de militaires de carrière ou de réservistes, mais uniquement de volontaires civils de l’EDL. Une centaine d’entre eux composaient, avec deux sections et des commandos (GCP) du 1er RCP, le camp allié. Face à eux, une force adverse composée d’une partie du sous groupement tactique interarmes (SGTIA) Lynx français basé à Tapa, dans le nord du pays, et d’une section du 1er RCP. Un ennemi puissant, doté de tout l’arsenal d’une armée de premier rang. Dont quatre Griffon qui, pour la première fois, réalisent un « mandat hiver » complet dans le Grand Nord. « Pour nous, c’est une plus-value certaine dans notre combat au quotidien », estime le capitaine Florian, chef du détachement constitué par le 1er RI et ses appuis.

La mission du contingent franco-estonien ? Vaincre l’ennemi par des actions d’opportunité et tenter de capturer ou détruire la cible de haute valeur qu’est le radar factice installé au centre de la péninsule. Son modus operandi n’est pas sans rappeler celui de la guérilla. « Ce peut être du harcèlement ou une embuscade. Ils repèrent une présence ennemi, vont taper dessus et s’exfiltrent dans la foulée. Vu qu’ils sont peu nombreux, ils vont échanger du terrain contre du temps et de l’attrition », souligne le capitaine Mathieu, chef de la compagnie d’infanterie légère (CIL) constituée par le 1er RCP. 

« L’exercice que nous menons se rapproche de quelque chose qui s’est déjà passé auparavant », relève le chasseur parachutiste. L’île, l’une des trois formant l’archipel de Moonsund, est en effet chargée d’histoire. Passée la brève occupation allemande de 1917, l’île de Saaremaa redevient brièvement indépendant avant de passer sous pavillon soviétique en 1940. L’Allemagne nazie en reprend possession un an plus tard. C’est depuis la péninsule de Sõrve qu’en novembre 1944, l’URSS repoussera définitivement l’occupant à la mer avant de revenir faire main basse sur l’Estonie. 

De 1946 à 1989, l’île se transforme en zone interdite, à l’exception des locaux. Aujourd’hui encore, de discrets signes – monuments, bunkers et autres restes d’armes et de munitions – témoignent de ce passé tumultueux. Et, 30 ans plus tard, rappellent aux habitants toute l’importance stratégique de l’île, tant avant-poste face à envahisseur venu du large que potentiel verrou du golfe de Finlande.  

Une trentaine d’heures après le coup d’envoi, le premier bilan est positif. « L’exercice ORKAAN 17 a été particulièrement fructueux pour les deux parties : d’une part cela a permis à la partie estonienne composée uniquement de volontaires de travailler avec des soldats professionnels, notamment en ce qui concerne la partie préparation des exercices et la coordination entre militaires ne parlant pas la même langue ; d’autre part, pour nos hommes, cela permet de se frotter à un environnement totalement différent, extrêmement exigeant et d’approfondir leur expertise dans le cadre du combat dans la profondeur et en imbrication, en haute intensité », relève le lieutenant-colonel Patrick Ponzoni, représentant du commandement Terre Europe (CTE) pour les trois pays baltes. 


GCP français et membres de l’EDL font leur jonction et échangent du renseignement avant de se porter au-devant de l’ennemi


Appuyer la Ligue de défense estonienne

Expression sur le terrain de la solidarité interalliés, ORKAAN 17 était la septième et dernière action conjointe d’un mandat mis sur pied à la demande de Tallinn pour appuyer les contingents de l’EDL. Et qui mieux qu’une unité de parachutistes pour s’imbriquer naturellement et parfaire les connaissances tactiques de forces légères, rustiques et habituées à combattre à pied ?

L’EDL recouvre une logique qui semble bien lointaine dans l’ouest de l’Europe : celle de volontaires mobilisés presque au quotidien pour assurer la défense territoriale. Civils durant la semaine, militaires le week-end, ces Estoniens et Estoniennes sont formés, entraînés et équipés pour protéger leur jardin, leur rue, leur village en cas de catastrophe ou de conflit. 

Quelque 30 000 hommes, femmes et enfants composent ce corps créé au sortir du premier conflit mondial, placé sous commandement de la défense estonienne et subdivisé en districts. Aux premiers le maniement des armes et la tactique, aux secondes le soutien et l’appui logistique principalement, aux troisième la vie de scout et la préparation à leurs futures fonctions une fois atteint l’âge requis. « Nous leur apprenons à vivre dans un environnement sauvage, à lire une carte, à faire un feu de camp et d’autres compétences du genre », explique le lieutenant Kristjan Kaup, commandant du district de Saaremaa. 

Ils sont aujourd’hui près de 18 000 dans le corps combattant, dont un peu plus d’un millier parmi les 2400 membres de l’EDL que compte l’archipel de Moonsund. La frontière russe est « loin » par rapport à d’autres districts, mais le ratio entre EDL et population totale y est l’un des plus élevés du pays. L’engagement n’a pas d’âge, en témoignent les 12% de volontaires âgés de plus de 61 ans dans le contingent insulaire. Ici pas de salaire, contrairement aux réservistes de l’armée professionnelle, l’Estonian Defence Force (EDF). La seule rémunération relève de la conviction de participer à la défense collective de la nation, d’être prêt « faire quelque chose » le temps venu.

Leur matériel reste sommaire. Un fusil d’assaut, un treillis, un casque et quelques munitions, voilà le lot individuel conservé à domicile. Quelques équipements spécifiques complètent l’arsenal local, entre systèmes antichars, mines et mortiers de 81 mm. Les communications reposent sur des talkies-walkies Motorola non protégés. Un peu partout, de petits plots logistiques sont dissimulés parmi les forêts et marais, constituant le maillage d’armureries nécessaire pour compléter la dotation initiale et tenir dans le temps. « Nous avons une liste classifiée d’équipements lourds, tels quels des véhicules, que nous pouvons saisir ou utiliser en cas d’urgence », explique le lieutenant Kaup. Elle implique un équilibre délicat pour ne pas s’aliéner la population civile. « Nous nous battons pour et avec notre population, pas contre elle », soulève-t-il. 

Avec 3900 km2 et 1700 km de côtes à surveiller pour le seul district de Saaremaa, d’autres enjeux apparaissent. « Nous avons besoin de nos propres bateaux mais cela coûte cher et jusqu’à présent nous n’en disposons pas », relève le commandant Arto Reinmaa. S’y ajoutent de nouveaux espaces de conflictualité. La guerre électronique, par exemple, matérialisée par l’apport croissant des drones et autres outils de renseignement dans le spectre électromagnétique.


Un mortier de 81 mm, rare pièce d’armement lourd dans l’arsenal de l’EDL

Un partenariat gagnant-gagnant

Projetée en Estonie le 30 août, la CIL du capitaine Mathieu en est revenue chargée d’enseignements. « Ce sont des civils qui ont été conscrits auparavant et qui, mine de rien, donnent beaucoup de leur temps à leur formation. Ils sont en treillis, ont l’habitude d’utiliser leur armement au niveau individuel, en équipe, en groupe, parfois en section », relève-t-il.

Les Estoniens travaillent essentiellement en équipes de quatre ou cinq combattants légèrement armés mais agiles. Un schéma « très efficace » pour l’officier français, et qui facilite l’intégration d’un élément de base dans une section française pour la renforcer. Cette autonomie élevée, si elle est moins adaptée à l’infanterie, intéresse des GCP qui, après avoir longtemps oeuvré en terrain sahélien face à un ennemi asymétrique, réfléchissent l’adaptation de leur métier dans un contexte d’engagement majeur. « Eux s’en inspirent et feront un retour d’expérience au retour de la mission », explique le capitaine Mathieu.

L’autre grande force de l’EDL relève de sa parfaite maîtrise du territoire et de sa capacité à en tirer le meilleur parti. Jusqu’à mobiliser des connaissances ou les réseaux de caméras du coin pour faire du renseignement. « Une vieille dame patientant à l’arrêt d’autobus verra pratiquement tout ce qui passe par là. Et si vous êtes un local, vous savez à qui demander pour récolter de l’information », détaille par exemple le lieutenant Kaup. « Ils défendent leurs terres (…) Je pense qu’ils ont une capacité de renseignement que nous n’avons pas », observe le capitaine Florian du 1er RI à la veille d’ORKAAN 17. Malgré ses nanodrones Black Hornet 3 et autres équipements électroniques, « il est fort probable que sur le plan du renseignement, nous ayons une guerre perdue d’avance puisque la population renseignerait sa milice provinciale ». 

Passée la couche d’instruction, le partenariat s’est poursuivi avec une succession d’exercices, partage de bons procédés à la clef. «  Eux connaissent le terrain, sont habitués au froid et sont extrêmement rustiques, quand nous leur apportons notre science militaire », résume le lieutenant-colonel Ponzoni. L’armée de Terre vient par ailleurs combler un écueil matériel. « Ces EDL n’ont pas de capacité de vision nocturne et ne peuvent donc pas réaliser des actions de nuit », observe le capitaine Mathieu. Voilà tout l’intérêt d’y avoir greffé des commandos qui, eux, sont dotés d’équipements ad-hoc. Cet équipement limité, les Estoniens le compensent d’autres manières. Ce sont notamment « de très bons tireurs », indique le capitaine Mathieu. Au point d’impressionner – et de battre – les tireurs de précision français lors d’un concours conduit dans le centre-est de Saaremaa.

« Au-delà de l’expérience professionnelle commune, c’est aussi l’occasion de lier de véritable contacts et de développer une fraternité d’armes qui s’impose par le partage d’un objectif commun dans un milieu rugueux et parfois hostile », complète le représentant du CTE. « C’est une très bonne expérience sur la manière de communiquer, de planifier, de travailler », estime pour sa part le lieutenant Sander Pielberg, en treillis estonien lorsqu’il n’est pas directeur de projet dans la construction navale. Le temps d’un exercice, celui-ci aura eu quelques militaires français sous ses ordres. Même son de cloche du côté du commandant Arto Reinmaa. « Nous sommes très heureux d’avoir différentes unités alliées ici pour s’exercer ensemble. Cela génère aussi des apports positifs pour les volontaires. Nous apprenons des uns et des autres, c’est gagnant-gagnant de chaque côté ».

En prônant « un recrutement local pour une défense locale », le concept de l’EDL « pourrait ressembler à ce qu’a connu la France d’ancien régime jusqu’au 18e siècle avec les milices provinciales », note le capitaine Florian. « Il y a certainement des idées à récupérer, des choses dont on peut s’inspirer notamment pour la garde nationale qui est en train d’être mise en place », remarque le lieutenant-colonel Ponzoni. De fait, les armées françaises poursuivent l’objectif d’un doublement des effectifs de la réserve à l’horizon 2030. Et si, entre réservistes et volontaires, les statuts différent, la finalité est similaire et l’expérience estonienne pourrait insuffler quelque idée utile pour la constitution des six bataillons territoriaux envisagée d’ici à 2025 par l’armée de Terre. 


Bien qu’à près de 1500 km de Saaremaa, le front russo-ukrainien est scruté de près par une population qui vit depuis 10 ans sous la menace du voisin russe

Non pas « si », mais « quand »

Dans les rangs estoniens, les trois dernières décennies de liberté paraissent toujours plus incertaines depuis février 2022. Nombreux sont ceux qui redoutent l’éternelle répétition de l’Histoire et, si l’adversaire n’est pas systématiquement mentionné, tous les regards se tournent instinctivement vers l’Est et la frontière russo-estonienne. « Dans notre communauté, nous ne demandons pas ‘et si’, mais ‘quand’ », explique le lieutenant Kaup. « Si le conflit en Ukraine s’arrête, peu importe l’état final, la Russie voudra accroître sa puissance. Il y aura une prochaine invasion selon moi. La seule question est de savoir quand. Notre voisin agressif a toujours agi comme cela ». 

« Je pense que les Ukrainiens se battent bien, ils s’améliorent et ont toujours envie de se défendre mais le monde doit leur donner la possibilité de gagner ». Les dernières événements ajoutent un surplus d’inquiétude. « Lorsque la guerre en Ukraine a éclaté, les pays de l’Union européenne parlaient d’une seule voix. Depuis que le conflit au Moyen-Orient a démarré, je pense que la priorité a un peu bougé et, selon moi, c’est une mauvaise nouvelle pour l’Ukraine », observe le lieutenant Kaup. L’appui s’effrite d’après lui, exemple à la clef avec la position controversée du président hongrois Viktor Orban. « Les livraisons d’armements ont diminué », relève l’officier estonien, alors que « l’Ukraine a besoin de plus que ce qu’elle obtient ».

Cette incertitude confirme à sa manière l’intérêt de développer davantage la milice territoriale. « Toute les informations et enseignements qui nous parviennent d’Ukraine nous ont démontrés que les tactiques de l’EDL fonctionnent. Le conflit ukrainien nous montre que nous sommes sur la bonne voie. (…) Nous devons tenir notre territoire », indique le lieutenant Kaup. Le soutien des populations, des institutions locales est à ce titre primordial. « Sans eux, il serait vraiment difficile de se battre », constate-t-il. 

Pour le lieutenant Pielberg, si la probabilité d’une invasion « est basse, il est essentiel d’être préparé et de le montrer ». Derrière cette volonté de dissuasion, il n’est pas question de « rester assis à la maison à attendre », l’EDL permet « de coopérer directement avec d’autres volontaires et pouvoir faire quelque chose en cas de besoin ». 

Dans pareil contexte, « nous sommes heureux que nos alliés soient présents et nous soutiennent », signale le commandant Reinmaa. Après le lancement de l’opération Lynx en avril 2017 et l’envoi d’un SGTIA à Tapa, l’Estonie se déployait un an plus tard au Sahel au sein de l’opération Barkhane. Établi dès 2011, cet engagement réciproque n’a non seulement jamais faibli mais se renforce à l’heure où le travail auprès de l’EDL s’avère concluant. Face à un besoin accru de la partie estonienne, d’autres contingents pourraient suivre au rythme d’un mandat de trois mois par semestre. Il se murmure que la 11e brigade parachutiste continuera d’y jouer un rôle central, mais cette fois par l’entremise du 2e régiment étranger de parachutistes. 

 

Nathan GAIN
Forces Opérations Blog - FOB
22/12/13


Source photo vignette : Site FOBS

Source : www.asafrance.fr