DEFENSE EUROPEENNE : La défense européenne a-t-elle (encore) un sens ?

Posté le jeudi 14 mai 2020
DEFENSE EUROPEENNE : La défense européenne a-t-elle (encore) un sens ?



Dans le but de permettre à la base industrielle et technologique de défense de contribuer à la sortie de crise et aux plans de relance français et européen, le groupe de réflexions Mars* souhaite partager les réflexions qu’il mène notamment autour des sujets de la souveraineté et de l’autonomie, du sens donné à l’Europe de la défense et la place réservée à la défense dans un « plan Marshall » européen, des enjeux macroéconomiques et des enjeux industriels et d’innovation dans la défense.


L'objectif du groupe de réflexions Mars est de trouver des solutions pour sécuriser les budgets de défense à court et à moyen terme.

La crise sanitaire que le monde entier traverse doit renforcer notre vigilance sur le regain des tensions géopolitiques et économiques. Alors que tous les arguments convergent pour défendre des logiques de protections communes entre Européens, les décisions de certains États membres risquent de remettre en cause cette évidente nécessité. Ainsi, on retiendra le choix de l'Allemagne, qui en pleine gestion de la crise du coronavirus, annonce vouloir acquérir plusieurs avions « made in USA ».

La raison évoquée - embarquer des armements nucléaires -, est d'ailleurs bien étrange quand on sait que les F/A-18E/F Super Hornet n'ont jamais eu cette vocation. En revanche, une dépendance complète à l'égard des USA en matière de guerre électronique résultera du choix du EA-18 G Growler. Dans le cadre d'un combat collaboratif interconnecté, intégrer une brique américaine dans ce domaine central équivaut à une « ITARopérabilité ». Il en ressort une soumission volontaire et accrue des États européens.

Europe : 100 milliards de commandes « Made in USA »

En ce sens, l'Allemagne rejoint d'autres États membres, notamment la Pologne adepte de la panoplie complète avions/hélicoptères/missiles, mais aussi les Pays-Bas et la Belgique qui ont récemment opté pour des avions américains F35 aux coûts vertigineux. L'ensemble des commandes européennes récentes au profit de l'industrie américaine aéronautique dépasse les 100 milliards d'euros. On comprend bien le manque à gagner pour l'industrie européenne et, en particulier française, pourtant apte à fournir des matériels performants et à des prix souvent moindres. Au-delà, ces décisions d'États européens portent un coup très rude à l'élaboration d'une défense européenne, laquelle se construit d'abord par son industrie. L'interdépendance technologique et économique qu'une initiative européenne génère conduit à une logique de défense partagée.

De plus, à un moment où la notion de souveraineté revient en grâce, il serait illusoire de penser une défense européenne sans autonomie. En l'espèce, les coûts de développement des matériels de défense étant devenus prohibitifs, leur partage entre pays aux valeurs et aux intérêts communs procède du bon sens. Malgré cette évidence, tel n'est pas le cas. Pourquoi ? La réponse est probablement pluri-factorielle. Il est manifeste que les Européens ont toujours des difficultés à surmonter le poids de l'Histoire et des compréhensions géopolitiques différentes des menaces. De nombreux observateurs ont misé sur l'élection de Donald Trump et ses prises de positions radicales pour espérer une prise de conscience de l'intérêt commun des Européens à être plus forts ensemble. Il n'en est manifestement rien.

« Les Américains ne sacrifieront pas Boston pour les beaux yeux des Hambourgeoises », Charles de Gaulle en réponse à la doctrine McNamara (de riposte graduée).

En outre, en Europe de l'Est, il est encore fréquent d'entendre que les USA seront d'un meilleur secours en cas d'attaque. Quelles certitudes permettent de garantir que des USA repliés sur eux-mêmes iront à la rescousse d'un État européen, traité d'alliance ou non ? Malgré tout le talent des États-Unis qui alimentent à merveille cette illusion en envoyant un grand nombre de coopérants militaires dans ces pays, aucune analyse n'est décisive pour expliquer les choix d'acquisitions de technologies américaines.

Schizophrénie européenne

Nous sommes en présence d'une forme de schizophrénie européenne consistant à dénoncer les gesticulations guerrières des USA et à en alimenter le potentiel par des achats d'armes stratégiques. D'autant plus que leur usage dépend entièrement de l'accord des Américains, annihilant de la sorte toute souveraineté européenne. Surtout, en étant trop obsessionnels de ces circonvolutions géopolitiques, nous oublions que ces décisions relèvent des États européens et d'eux seuls. Finalement, le jeu des USA est donc accessoire. Il n'appartient qu'aux Européens de le refuser et de faire face à leurs responsabilités. L'Europe en a les moyens technologiques, industriels et budgétaires.

Certes, les sempiternels débats institutionnels sur l'Europe de la défense ralentissent notre compréhension des enjeux. Fondamentalement, ils n'interfèrent pas pour expliquer l'absence de choix collectifs des Européens. En la matière, il n'est pas besoin de changer les traités ou la gouvernance et l'organisation des institutions européennes pour s'entendre. Un outil est d'ores et déjà disponible, le Fonds européen de la défense, "saupoudré" d'un timide affichage politique.

Les exportations de l'UE vers les USA très stratégiques

Quels sont donc les mobiles de l'absence de stratégie européenne en matière d'industrie de défense ? Il est maintenant établi qu'il faille les chercher ailleurs. C'est-à-dire dans des logiques économiques pour lesquelles les choix en matière de défense sont des variables d'ajustement. En Europe, les USA pratiquent "le soft et le hard power". On peut même affirmer qu'ils ont l'art du rapport de force. Les dernières "piques" de Donald Trump ont visé l'Europe dans un chantage : importations de voitures allemandes aux USA contre exportations agricoles US en Europe. L'Union européenne a cédé sans rien gagner d'autre qu'un statu quo. L'enjeu est de taille.

L'UE agit par intérêts, pas par faiblesse ou par compassion. Les exportations européennes aux USA génèrent chaque année un excédent commercial de 140 milliards d'euros par an, dont la moitié pour l'Allemagne. https://www.europarl.europa.eu/thinktank/infographics/tradeflows/public/partners.html?country=us. Elles devaient donc être protégées. On comprend aisément que l'achat de 15 milliards d'euros de matériels militaires américains est un geste "utile" en temps de crise économique. Un travail de "déminage" dont le but est de désamorcer des tentations de repli protectionniste aux USA.

Berlin a défendu son industrie civile

Face à la crise, l'Allemagne a fait le choix de consolider son industrie civile performante. Elle prend soin d'éviter un courroux américain augmenté par un choix uniquement centré sur le futur avion de combat européen. Toutefois, il importe que l'Allemagne confirme la réalisation effective de ce projet d'avion dans le cadre d'un accord européen. En ce sens et suite à la dernière réunion du Conseil européen fin avril, les arbitrages budgétaires européens qui seront décidés courant mai doivent inclure cet enjeu. A titre accessoire, on notera que ces décisions sont complexes à prendre dans un pays dirigé en coalition avec des tendances très fluctuantes sur le sujet et de surcroit à croiser avec les réalités industrielles des différents États-régions "Länder".

A titre principal, il n'est pas possible pour les États européens, concurrents des USA, d'utiliser le même mode opératoire qu'eux. En effet, à défaut d'acquisition de matériels français par l'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas ou tout autre État membre, la France ne peut pas pratiquer de représailles commerciales dans d'autres secteurs. La "carotte" est possible, même si elle est très encadrée, le bâton : non ! En raison du marché intérieur et des dispositions du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, nous ferions l'objet d'une procédure d'entrave sans aucune chance de gagner. Les quatre grandes libertés européennes empêchent les Européens de déroger à la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes.

Tout est affaire de rapports de force puis de compromis

Néanmoins, la France n'est pas démunie. Son rôle en Europe est essentiel. Depuis le départ des Britanniques, sans elle, aucune défense européenne n'est possible dans un cadre stratégique européen. Tel est le problème et la solution. Seule une action politique d'envergure peut aboutir. Dans l'Union européenne, on ne convainc pas. Tout est affaire de rapports de force puis de compromis, y compris à l'appui d'intérêts ciblés dans d'autres domaines que celui de la défense. Les États européens qui ont recours à des acquisitions américaines doivent maintenant avoir plus à perdre qu'à gagner à jouer ce jeu dangereux pour notre avenir commun. La conjoncture nous en donne les moyens. La question n'est pas "pourquoi" la défense européenne mais "combien" et "comment" ?


Le groupe de réflexions Mars*
(article paru dans La Tribune dans 30/04/2020)

 

* Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnalités françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

 

Rediffusé sur le site de l'ASAFwww.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr