ENERGIE : Ultimes passes d’armes autour du gazoduc Nord Stream 2

Posté le jeudi 08 avril 2021
ENERGIE : Ultimes passes d’armes autour du gazoduc Nord Stream 2

« Une activité accrue des navires de guerre, des avions, des hélicoptères et des navires civils d'États étrangers, dont les actions sont souvent clairement provocatrices, est observée dans la zone de travail après la reprise de la construction du segment offshore du gazoduc Nord Stream 2 ». Andrei Minin, directeur de Nord Stream 2 AG, l'opérateur du projet, reprise par l’agence TASS (1), dénonce encore la présence, régulière, de l’avion polonais de lutte anti-sous-marine PZL-Mielec M-28B1 Rbi, ou celle, le 28 mars dernier, d’un « sous-marin non identifié est apparu en haut à une distance de moins d'un mile dans la zone de sécurité » du navire Fortuna, qui pose les conduites de gaz.

Il s’agit bien sûr des derniers kilomètres du gazoduc qui double le premier Nord Stream qui relie la Russie (baie de Narva) à l’Allemagne (Greifswald) via la mer Baltique en contournant l’Ukraine, sur 1 200 km (voir la carte). Les travaux, qui avaient débutés en avril 2018 (2), ont été interrompus en décembre 2019 en raison de l’opposition des Etats-Unis et de dissensions européennes. Ils ont repris en janvier 2021. 121 kilomètres resteraient à terminer qui permettraient à l’Europe de recevoir tous les ans 55 milliards de mètres cubes de gaz, environ 10% de sa consommation annuelle.  

La Pologne, qui, avec les Etats baltes, s’oppose au projet, nie toute provocation. « "La marine polonaise ne mène pas d'opérations de provocation et s'est acquittée de ses tâches statutaires en accord avec les lois internationales", a répondu le commandement central de l'armée polonaise dans un message sur les médias sociaux. "Les avions M-28B Bryza effectuent régulièrement des vols de patrouille dans la région de la mer Baltique" » (3). Outre que le gaz russe traverse aujourd’hui son territoire – et celui de l’Ukraine, apportant aux deux pays sécurité énergétique et redevances substantielles, un porte-parole du gouvernement polonais ajoutait, dans une tribune libre récente : « Tout aussi important est le risque que la Russie déploie un jour ses forces navales le long des tracés des gazoducs sous un prétexte de sécurité nationale, laissant une grande partie de la mer Baltique non navigable, y compris pour les méthaniers, les cargos, les marines des pays entourant cette masse d'eau et les forces maritimes de l'OTAN. Dans un tel scénario, le potentiel d'escalade est évident" ».

Reuters confirme les informations de l’agence TASS et ajoute : « Le secrétaire d'État américain Antony Blinken a déclaré, dans une interview diffusée dimanche (sur CNN), qu'il appartenait en fin de compte à ceux qui construisent le gazoduc Nord Stream 2 de le mener à bien malgré l'opposition de Washington » (4).

Pourtant, le Secrétaire d’Etat avait réitéré l’opposition américaine au gazoduc lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères de l’OTAN, fin mars, en rappelant : « Le président Biden a été très clair lorsqu’il a dit que ce projet est une mauvaise idée pour l’Europe et pour les Etats-Unis ». Ajoutant : « Une loi aux Etats-Unis nous oblige à sanctionner les entreprises qui participent aux efforts pour achever le gazoduc ». Toutefois, relève The Maritime Executive, « la Maison Blanche n’a pas instauré de nouvelles sanctions contre les participants au projet depuis l’élection du président Biden » (3). Pour quelle raison ? Les Démocrates avaient pourtant mis leurs pas dans ceux de Donald Trump, dont la position avait été tout à fait radicale – menaçant même Berlin de retirer une partie de ses forces armées d’Allemagne au bénéfice de la Pologne. Peut-être parce que « l’Allemagne soutient fortement le développement du gazoduc, et que la Maison Blanche est confrontée à des priorités contradictoires entre le renforcement des liens avec un allié précieux à Berlin et le blocage du projet » (3).

En effet, le président allemand, Frank-Walter Steinmeier s’est lui-même engagé pour le gazoduc, en dépit des différends consécutifs à l’affaire Navalny, affirmant au Rheinische Post vouloir conserver les « liens énergétiques », « seul pont » unissant son pays à la Russie. Angela Merkel pour sa part, a affirmé s’engager à faire toujours en sorte que « l’Ukraine reçoive du gaz de la Russie » pendant que son successeur à la tête des chrétiens-démocrates de la CDU, Armin Laschet, rappelait que « durant cinquante ans, même au cours des épisodes les plus agressifs de la guerre froide, l’Allemagne a acheté du gaz de l’Union soviétique ». Sachant, relevait en février Pierre Avril pour le Figaro (5), que « le Land de Mecklembourg-Poméranie, point d’arrivée européen du gazoduc, a mis en place une fondation financée par le géant public russe Gazprom, destinée à court-circuiter les sanctions du Capitole ». Berlin, appuyé par une partie du patronat allemand, soutient que le Nord Stream 2 est un projet de nature commerciale, et non politique.

A l’intérieur du pays, selon Pierre Avril encore, « seuls les Verts s’opposent frontalement au projet, à la fois pour des raisons énergétiques, environnementales et diplomatiques. Les écologistes sont susceptibles de former une future coalition de gouvernement avec la CDU, ce qui conduit naturellement le parti chrétien-démocrate à souhaiter l’achèvement du projet avant les élections législatives », en septembre prochain, après le départ de la chancelière. « Pour sa part, la presse allemande n’est pas tendre à l’égard du «pipeline de Poutine» et conteste l’argument du gouvernement selon lequel Nord Stream serait un ‘‘projet privé’’, de stricte nature commerciale ».

Mais Reuters signalait dès février (6) l’importance pour Berlin de ses relations commerciales avec Moscou : le ministre de l’économie Peter Altmaier, au cours d’une conférence en ligne avec le ministre russe de l’industrie, Denis Mantourov, le 16 février dernier, annonçait envisager une « alliance » avec la Russie sur un vaste projet « d’hydrogène vert » - production et transport d’hydrogène. On sait combien ce nouvel « or blanc » peut être important pour la transition énergétique, en permettant de décarboner les secteurs d’activité les plus polluants. L’UE elle-même s’est engagée à y investir quelque 430 milliards de dollars d’ici 2030. « Berlin et Moscou pourraient travailler ensemble sur ce projet que l'Allemagne veut développer à grande échelle pour produire du carburant synthétique pour les secteurs de l'industrie, de l'énergie et des transports ». Denis Mantourov déclarant pour sa par que « Moscou était prêt à accorder la priorité aux investissements dans ces technologies ». Dans ce contexte, Peter Altmaier ajoutait, concernant Nord Stream 2, « qu’il n’était pas bon de remettre constamment en question ce projet ».

La position d’Antony Blinken, dimanche 4 avril (il appartient en fin de compte à ceux qui construisent le gazoduc Nord Stream 2 de le mener à bien malgré l'opposition de Washington), a dû surprendre en France. On sait qu’Emmanuel Macron a changé plusieurs fois de position, exprimant des doutes – malgré la participation française d’Engie (aux côtés des allemands Uniper et Wintershall, de l’anglo-néerlandais Shell et l’autrichien OMV). Que début février encore le Secrétaire d’Etat aux Affaires européennes Clément Beaune plaidait pour l’abandon du projet en raison de l’affaire Navalny. Quand le ministre des Affaires étrangères Yves le Drian modérait son propos, faisant état d’une discussion « sereine, loyale et franche » avec Berlin : « Il ne faut pas confondre les sujets. Nous avons avec les Allemands une discussion sur Nord Stream mais qui concerne essentiellement les enjeux de souveraineté énergétique européenne » (7). Puis, ce vendredi 2 avril, reçu par Jean-Jacques Bourdin (BFM et RMC), Clément Beaune revenait sur le sujet en soulignant les réticences de l’Ukraine – tout en relevant qu’il restait « quelques centaines de mètres à réaliser pour que (le gazoduc) soit en service ».

Et qu’un dialogue était en cours : « On essaie de trouver une position commune franco-allemande sur ce sujet (…). On discute encore pour ne pas se diviser ». Tout en précisant – comprenne qui pourra : « En tout cas ce n’est pas aux Etats-Unis de déterminer ce qu’on pense en Europe » - propos relevés par Sputnik (8).  

Notons que dans le même temps, le vendredi 2 avril, le président Biden s’entretenait avec son homologue ukrainien, Volodimir Zelinski, qui venait de réaffirmer qu’il ne reconnaissait toujours pas la perte de la Crimée, pour lui affirmer son « soutien indéfectible ». Pendant que Moscou annonçait des exercices militaires proches de la frontière du Donbass « sans menacer personne » – tout en faisant savoir que « toutes les mesures nécessaires » seraient prises en cas d’ingérence occidentale en Ukraine (9). Tensions qui inquiètent l’Union européenne.  

Ultimes passes d’armes donc, pour les quelques kilomètres restant à réaliser. Joe Biden aurait-il choisi Berlin, l’allié précieux ? Contre quelle contrepartie ? La suite est à observer avec la plus grande attention.

Hélène NOUAILLE
La lettre de Léosthène

 Carte :

Le tracé de Nord Stream, 1 et 2
https://pgjonline.com/old_assets/wp-content/uploads/sites/2/2017/02/Screen-Shot-2017-02-24-at-10.32.25-AM.png

 Notes :

(1) Agence TASS, le 1er avril 2021, Foreign vessels active in Nord Stream 2 construction area, operator says
https://tass.com/economy/1273047 

(2) Voir Léosthène n° 1293/2018 du 19 mai 2018, Le gazoduc Nord Stream 2, comme un cas d’école

Donald Trump ne veut pas du gazoduc Nord Stream 2, censé relier la Russie à l’Allemagne sur 1 250km sous la Baltique, en parallèle avec Nord Stream 1. Pourquoi ? « Nous pensons que le projet Nord Stream 2 mettrait en danger toute la sécurité énergétique et la stabilité de l’Europe. Il offrirait à la Russie un autre instrument de pression sur les pays européens, en particulier sur des pays comme l’Ukraine ». Les Européens sauront-ils résister à la pression américaine ? Washington rêve de fournir l’Europe en gaz de schiste dont les coûts d’exploitation se sont considérablement réduits quand le cours du baril est à la hausse. Angela Merkel est donc partie à Sotchi rencontrer Vladimir Poutine avec un projet dans sa valise pour tenter de désamorcer les critiques américaines. Si les Russes acceptent de faire un geste pour l’Ukraine, cela suffira-t-il ? Encore faudrait-il du courage pour affronter le parrain américain. « Honnêtement », reconnaît le polonais Donald Tusk, « l’Europe devrait être reconnaissante envers le président Trump car, grâce à lui, toutes nos illusions ont disparu ». Mais au-delà des mots, il faudra des actes. Par exemple sur le gazoduc Nord Stream. 

(3) The Maritime Executive, le 4 avril 2021, Poland Denies ‘‘Provocative’’ Naval Maneuvers Near Nord Stream 2
https://www.maritime-executive.com/article/poland-denies-provocative-naval-maneuvers-near-nord-stream-2

 (4) Reuters, le 1er avril 2021, Nord Stream 2 warns of security risks to pipeline from warships, planes
https://www.reuters.com/article/us-nordstream2-security-idUSKBN2BO5YU 

(5) Le Figaro, le 7 février 2021, Pierre Avril, Le gazoduc Nord Stream 2, victime collatérale de la crise diplomatique entre l’Allemagne et la Russie
https://www.lefigaro.fr/international/le-gazoduc-nord-stream-ii-victime-collaterale-de-la-crise-diplomatique-entre-l-allemagne-et-la-russie-20210207 

(6) Reuters, le 16 février 2021, Nord Stream 2: Allemagne et Russie renforcent leur alliance avec un projet d'hydrogène "vert"
https://www.latribune.fr/economie/international/nord-stream-2-allemagne-et-russie-renforcent-leur-alliance-autour-d-un-projet-d-hydrogene-vert-877831.html 

  (7) Ouest-France, le 3 février 2021, Pour Le Drian, le gazoduc Nord Stream 2 met en cause la sécurité énergétique de l’Europe
https://www.ouest-france.fr/politique/jean-yves-le-drian/pour-le-drian-le-gazoduc-nord-stream-2-met-en-cause-la-securite-energetique-de-l-europe-7141449 

(8) Sputnik, le 2 avril 2021, Victor Koulakov, Nord Stream 2 : « Ce n’est pas aux Etats-Unis de déterminer ce qu’on pense en Europe » dit Clément Beaune
https://fr.sputniknews.com/politique-francaise/202104021045430465-nord-stream-2-ce-nest-pas-aux-etats-unis-de-determiner-ce-quon-pense-en-europe-dit-clement-beaune-/

(9) Opex360, le 5 avril 2021, Laurent Lagneau, L’Union européenne dit suivre avec une « vive inquiétude » l’activité russe près de l’Ukraine
http://www.opex360.com/2021/04/05/lunion-europeenne-dit-suivre-avec-une-vive-inquietude-lactivite-militaire-russe-pres-de-lukraine/

 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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Source photo : Site News Front

 

Source : www.asafrance.fr