INTERVIEW de Thierry BRETON : Un fonds européen de sécurité et de défense pour éviter le divorce franco-allemand.

Posté le lundi 07 novembre 2016
INTERVIEW de Thierry BRETON : Un fonds européen de sécurité et de défense  pour éviter le divorce franco-allemand.

« Il est indispensable de retrouver un projet européen fédérateur. Cette proposition remet au premier plan, en les liant, la convergence économique et l’ambition politique »

 

Thierry Breton : « Le FESD émettra des obligations à très long terme. En mutualisant la surface et la puissance des Etats membres, il pourra emprunter à des taux particulièrement attractifs. »

D’une pierre deux coups ! Le patron d’Atos et ancien ministre de l’Economie propose de s’attaquer en même temps au surendettement de la France et à l’étiolement du projet européen. Pour aller vers une Europe de la défense et de la sécurité, il imagine un fonds qui rachèterait la dette des Etats de la zone euro découlant de leurs anciennes des dépenses de sécurité et financerait une partie des leurs futures dépenses en la matière.

 

Votre projet de fonds européen de sécurité et de défense (FESD) a reçu un accueil très favorable de François Hollande, Angela Merkel mais aussi de Jean-Claude Juncker. Quel est le sens de cette initiative ?

Tout le monde en a conscience, il est temps de redonner un sens et une perspective à la construction européenne en adressant les deux sujets majeurs qui sont devant nous : le surendettement et la nécessité d’accroître nos efforts communs de sécurité et de défense. Pour mieux comprendre cette initiative, il est utile de se replonger un instant dans l’histoire. Nous sommes au début des années 1950 et c’est la France qui, sous l’impulsion de Robert Schuman et de Jean Monnet est à l’origine du projet de création d’une Communauté européenne de défense, la CED. Mais, après avoir convaincu l’ensemble des cinq autres pays fondateurs de l’Europe d’adhérer à ce projet, le Parlement français enterre la CED le 30 août 1954. Le plan B, chacun le sait, a débouché sur la construction de l’Union économique sans autre forme de projet politique. Soixante ans plus tard, il est indispensable de retrouver un projet fédérateur. L’Europe, c’est une dynamique, c’est la volonté d’être plus forts ensemble, de mutualiser ce qui peut l’être, tout en préservant nos identités respectives.

 

Pourquoi le moment est-il opportun pour relancer un tel projet ?

Parce qu’il y a urgence ! Ces dix dernières années ont été marquées par un emballement de l’endettement français qui, de fait, n’aura cessé de diverger avec celui de l’Allemagne. Si nous continuons sur cette lancée, l’explosion du couple franco-allemand est une catastrophe annoncée. Il me semble donc primordial de travailler à un projet qui remette, en les liant, la convergence économique et l’ambition politique au premier plan.

 

Parler des dix dernières années, c’est forcément intégrer le bilan de Nicolas Sarkozy...

J’ai, avec Nicolas Sarkozy, un désaccord fondamental : il a massivement laissé dériver les finances publiques dès 2007, c’est-à-dire avant même le début de la crise. C’est la plus grosse erreur de son quinquennat. Il est rentré dans la crise après avoir ouvert les vannes et en croyant tirer rapidement les bénéfices de la loi TEPA. A contresens et à contretemps, cette loi s’est révélée catastrophique. A la fin du quinquennat de Jacques Chirac, la France était pourtant revenue en bien meilleure position. La dette avait été ramenée à 63 % du PIB, contre 67 % en Allemagne. Et notre taux de chômage, réduit à 7,4 %, contre 9,2 %. Enfin, avec Jean-François Copé au Budget, nous étions en excédent budgétaire primaire (c’est-à-dire hors intérêts de la dette). A Bruxelles, fort de cette dynamique, nous avions même initié et signé un pacte avec tous nos collègues de la zone euro, pour accélérer la convergence économique de l’euro zone entre 2007 et 2010. Mais Nicolas Sarkozy a brisé ce Pacte en s’invitant en juillet 2007 à l’Eurogroupe pour y annoncer qu’il renonçait aux objectifs européens afin, justement, de mettre en place sa loi TEPA. Ce retrait de la France a provoqué la stupéfaction de nos partenaires, et la fureur de Peer Steinbrück, le ministre des Finances allemand. En réaction, pour s’imposer - et nous imposer- la rigueur, l’Allemagne a décidé unilatéralement d’inscrire la règle d’or budgétaire dans sa Constitution. Cette décision sera à l’origine de la réapparition des écarts de taux entre pays membres de la zone euro. Un an plus tard, la crise des subprimes n’aurait jamais engendré une crise des dettes souveraines dans la zone euro s’il n’y avait pas eu ce retour des « spreads » dans lesquels les marchés se sont engouffrés pour attaquer les pays les plus fragiles.

 

Dix ans après, rien ne s’est amélioré...

Hélas non ! Notre dette dépasse maintenant les 96 % du PIB alors que celle de l’Allemagne est retombée à 72 %. Et Berlin est en excédent budgétaire depuis 2012. Quand j’ai quitté Bercy, nous avions 1 100 milliards d’euros de dette et la charge des intérêts était de 45 milliards. Aujourd’hui, notre dette a doublé, à 2 134 milliards mais la charge est toujours de 45 milliards grâce à la baisse des taux d’intérêt. S’ils augmentaient ne serait-ce que de 2 points, la charge de la dette passerait à 90 milliards. Cela reviendrait à doubler le montant de l’impôt sur le revenu. Et pour que la France revienne à 60 % d’endettement, il nous faudrait cumuler vingt-deux ans de budgets excédentaires ! Notre situation oblige donc la France à réclamer de la BCE une politique accommodante pour maintenir les taux les plus bas. L’Allemagne veut l’exact contraire car les taux nuls sont en train de ruiner ses épargnants et retraités. Le retour des extrêmes aux récentes élections doit aussi s’analyser à cette aune et pas exclusivement à celle de la crise des migrants.

 

En quoi le fonds européen de sécurité et de défense résoudra-t-il ce problème ?

En offrant un bras de levier politique pour sortir de la crise économique. L’alignement des planètes est particulièrement favorable : nous avons des liquidités abondantes, le Brexit nous conduit à travailler – momentanément - sans la Grande-Bretagne et il y a urgence économique de part et d’autre du Rhin. Dernier élément, la première préoccupation des citoyens européens, après les tragiques événements que nous avons vécus, n’est plus seulement l’emploi mais aussi la sécurité et la défense. Avons-nous toujours les moyens d’être efficaces dans ce domaine ? Il est permis d’en douter. En neuf ans, la France et l’Europe ont baissé significativement leurs dépenses de défense (- 9 % pour l’Europe) alors que la Chine (+167 %), la Russie (+ 97 %), l’Arabie Saoudite (+112 %) ou l’Inde (+ 39 %) ont drastiquement augmenté les leurs. En outre, les Etats-Unis demandent avec insistance aux alliés de l’Otan de relever leurs dépenses de défense à 2 % du PIB. Hormis la France et la Grèce qui y consacrent 1,8 % (en vérité seulement 1,5% du PIB pour la France si l’on ne prend pas en compte les retraites qui ne contribuent pas à la mission défense – Note de l’ASAF), les autres européens sont loin du compte.

 

Comment fonctionnera le FESD ?

D’une part, il rachètera la dette des Etats de la zone euro à hauteur des dépenses consacrées à leur défense. D’autre part, il financera une partie des dépenses futures de défense et de sécurité. Depuis sa création, la zone euro a dépensé 2 330 milliards d’euros pour la défense, dont 720 milliards en France, 560 en Allemagne. Le Fonds rachètera la totalité de cette dette, ce qui permet de rester sous comptabilité maastrichtienne et de réduire la dette de chaque pays. La France verra ainsi son endettement chuter d’un tiers pour revenir à 61 %. L’Allemagne descendra à 56 %. La convergence serait à nouveau à portée de main. Deuxième volet : le FESD remboursera la moitié, au maximum, des dépenses de défense des Etats membres. Cette facilité n’affectera pas leur souveraineté dès lors que les ministres de la Défense continueront à proposer leur propre budget à leurs parlements respectifs. Une fois votés, les budgets pourront être soumis aux instances de gouvernance du Fonds qui se prononceront sur la part de ces dépenses à vocation européenne. Il est d’autant moins question d’un abandon de souveraineté que les dépenses consacrées au nucléaire ou au renseignement, par exemple, ne seraient pas éligibles. A l’inverse, le mécanisme du Fonds incitera les Etats à accroître les dépenses de défense – qui resteront sous leur contrôle - dans un esprit de plus en plus européen. De quoi concourir à terme à l’idée d’une défense européenne.

 

Comment le FESD sera-t-il financé ?

Le FESD émettra des obligations à très long terme. En mutualisant la surface et la puissance des Etats membres, il pourra emprunter à des taux particulièrement attractifs. Pour rembourser ces obligations, chaque Etat versera au FESD annuellement des recettes fiscales équivalentes à 1,2 point de PIB.

 

En quoi cela sera-t-il bénéfique à la France ?

La France pourrait voir sa dette diminuée d’un tiers. La charge d’intérêts passerait alors de 45 milliards à 30 milliards. En outre, le FESD pourrait prendre en charge au mieux 19 milliards (la moitié de notre actuel budget annuel de défense). Au total, la France pourrait économiser jusqu’à 34 milliards alors qu’elle verserait au Fonds de l’ordre de 25 milliards. L’intérêt, c’est que chaque pays peut y gagner et y trouver son intérêt. Ces chiffres validés par la BCE font la démonstration que le FESD constitue un formidable outil pour relancer l’Europe.

 

 

Interview de Thierry BRETON
recueillie par Cyrille LACHEVRE


 

 

 

Source : l’Opinion