LIBRE OPINION : Mistral : la position inconfortable de Londres

Posté le lundi 28 juillet 2014
LIBRE OPINION : Mistral : la position inconfortable de Londres

 « La France maintient la livraison d’une première frégate cet automne à la Russie et demande au Royaume-Uni de balayer devant sa porte », écrit, pour le quotidien helvétique Le Temps, Ram Etwareea dans l’éditorial qu’il signe le 24 juillet (1). « De quoi s’agit-il exactement ? En 2011, le gouvernement français, alors sous la présidence de Nicolas Sarkozy, avait signé un contrat pour la livraison de deux frégates », qui sont des porte-hélicoptères de type Mistral. « Paris a fait le choix d’assumer la commande, d’autant plus qu’aucune décision n’a été prise, ni par les Nations unies, ni par l’Union européenne, pour imposer un embargo sur les échanges commerciaux avec la Russie. Le Royaume-Uni, membre des deux institutions, le sait, mais insiste auprès de la France pour annuler le contrat ».

Le lundi 21 juillet en effet, le Premier ministre britannique David Cameron a, selon l’agence Reuters (2), interpelé la France en affirmant : « Franchement, il serait impensable dans ce pays de mener à bien une commande comme celle qu’ont les Français, mais nous devons mettre la pression sur tous nos partenaires pour dire que nous ne pouvons pas continuer à faire des affaires comme si de rien n’était avec un pays quand il se comporte comme ça ». Pas de chance pour M. Cameron, un rapport parlementaire britannique (3) précisait, sans surprise pour personne, que le Royaume Uni, pour sa part, n’a nullement interrompu ses livraisons d’armes vers la Russie. Pour être précis (4), ces équipements portent sur 167 millions d’euros (dont des fusils de précision, des munitions, des gilets pare-balle ainsi que des équipements de communication et de chiffrement) : « Londres a suspendu ou retiré 31 licences d’exportation à destination de la Russie… Mais il en reste encore 251 ».  

Ceci pour ne rien dire, ajoutait Laurent Fabius (1), des intérêts russes à la City : « Chers amis britanniques, parlons aussi de la finance. J’ai cru comprendre qu’il y avait pas mal d’oligarques russes à Londres »...

Bien sûr, l’incident s’inscrit dans la gesticulation (avec arguments évolutifs) menée par Washington autour de l’avion de la Malaisian Airlines abattu au-dessus de la zone de guerre dans l’est de l’Ukraine, sans que la responsabilité de l’attentat ne soit établie aujourd’hui de façon certaine. « Les États-Unis sont revenus à la charge, le 22 juillet, au sujet de la vente par la France de deux Bâtiments de projection et de commandement (BPC) de type Mistral à la marine russe. “ La livraison de navires de guerre français à la Russie est totalement inappropriée en raison du rôle de Moscou dans la crise ukrainienne ”, a ainsi estimé la diplomatie américaine » (4). On sait que ce rôle pose question à un certain nombre de pays européens, Autriche, Bulgarie, Chypre, Espagne, Grèce, Hongrie, Italie, Malte, Portugal étant les plus opposés à des « sanctions» à l’encontre de la Russie, quand les trois Pays baltes, le Danemark, le Royaume Uni, les Pays Bas, la Pologne, la République Tchèque et la Suède poussent à la roue – l’Allemagne, la Belgique, la Croatie, la Finlande, la France, l’Irlande, la Roumanie et la Slovaquie restant sur la réserve.
Ajoutons une remarque du président français, passée presque inaperçue : à l’issue d’un dîner donné avec la presse présidentielle, qui se tenait le 21 juillet à la Maison des Polytechniciens, François Hollande, dont les participants remarquaient l’humeur morose (« Nous sommes dans un moment extrêmement lourd, sur le plan extérieur avec des crises, des conflits... », Le Monde, 22 juillet) marquait un doute quant à la responsabilité russe : l’éditorialiste du Nouvel Observateur Olivier Picard en témoignait en direct sur RTL, le 22 juillet (On refait le Monde) « En fin de compte, le problème qu’on a c’est qu’on n’est pas sûrs » a dit le président. « Il craint, comme cela avait été le cas en Serbie et en Bosnie : on avait été persuadés que c’étaient les Serbes qui avaient causé (un massacre) et en fin de compte, c’étaient les Bosniaques. Et on a senti cette grande peur d’aller trop vite dans sa décision » (5). Confirmant que le premier des navires serait livré, il a ainsi suspendu sa décision à plus tard quant au second.

Hors anathèmes divers, un autre fait est à considérer : la France et la Grande-Bretagne, via leurs ministres de la Défense, Jean-Yves Le Drian et Philip Hammond (ministre des Affaires étrangères dans le nouveau gouvernement britannique), qui entretiennent des relations personnelles et s’entendent bien, « ont signé, au Salon aéronautique de Farnborough, des accords qui “permettent l'engagement immédiat d'importants programmes de défense conduits en coopération entre les deux pays” », précise le Figaro (6). « La coopération franco-britannique, inscrite au cœur des traités militaires de Lancaster House en 2010, franchit une nouvelle étape. Mardi 15 juillet, Paris et Londres ont officialisé leur intention - déclarée lors du sommet de Brize-Norton fin janvier 2014 - d'assurer l'avenir de l'aviation de combat européenne ». L’accord concerne Dassault et BAE Systems, leurs partenaires Thales et SNECMA en France, Selex et Rolls-Royce outre-manche – avant d’aller plus loin selon les résultats de cette phase préparatoire en 2016.

Et l’engagement des deux pays est envisagé sur des considérations de long terme : « Cet accord “constitue une opportunité historique pour la France et le Royaume-Uni de construire une industrie de défense souveraine sur le long terme”, a estimé Jean-Yves Le Drian. “Cette coopération est essentielle” face “aux défis mondiaux de défense et de sécurité” auxquels l'Europe pourrait être confrontée, a déclaré Philip Hammond. En cette période d'extrême tension sur les finances publiques sur le Vieux Continent, Paris et Londres veulent partager l'effort financier et mettre en commun les compétences pour rester aux avant-postes. Cela alors que le reste du monde augmente ses dépenses militaires et que les menaces se démultiplient ». L’accord n’a rien d’anodin, ni pour la France qui reste, avec des moyens très contraints, une puissance autonome au niveau militaire, et pour la Grande-Bretagne, appuyés sur les Etats-Unis (y compris dans le domaine nucléaire) et qui cherche à restaurer un appareil militaire épuisé par ses engagements aux côtés de Washington.

La pression américaine pour durablement séparer la Russie du reste du continent européen met donc les deux pays dans une situation ambiguë. Pour la France, « les conséquences du refus de livrer le Mistral à la Russie seraient absolument dramatiques pour le contrat Rafale en Inde » (7). En effet, analyse Jean-Paul Baquiast, « aujourd'hui, selon des sources non officielles, les Indiens repoussent la signature du contrat  MMRCA jusqu'à la livraison des Mistral pour juger du degré d'autonomie de la France vis-à-vis de l'Amérique, et de sa fiabilité en tant que partenaire stratégique de premier plan dans les domaines technologiques et militaires sur les 30 prochaines années, comme le contrat en jette les bases ». Londres, de son côté, ne peut minorer le poids, dans l’économie de la City, des oligarques russes – et si l’on en croit le document photographié devant Downing Street en mars dernier (8), et dont la fuite a fait scandale, n’envisage pas « de fermer aux Russes le centre financier de Londres ».  

Conclusion ? En dépit d’efforts remarquables de ses deux derniers présidents pour complaire outre-Atlantique, la France n’est pas – et ne sera jamais – en odeur de sainteté de l’autre côté de l’Atlantique. Mais pour la Grande-Bretagne, le défi est tout autre. Déjà, lors de l’affaire syrienne, et de l’opposition parlementaire opposée à l’engagement des forces britanniques contre la Syrie (août 2013), Phillip Hammond, alors ministre de la Défense, avait exprimé ses craintes quant aux « relations spéciales» de son pays avec les Etats-Unis (9). Il se dit toutefois qu’en privé, le ministre se montre en réalité circonspect, mesurant attentivement, comme le fait David Cameron avec la City et avec ses propres ventes d’armes à la Russie, ce qui convient le mieux aux intérêts du Royaume-Uni à terme. Il sera donc très intéressant d’observer l’évolution britannique dans les mois qui viennent – non pas dans les paroles, qui relèvent, comme le note Ram Etwareea pour le Temps d’un « faux débat entre faux-culs », mais dans les actes.

Exercice difficile dans l’hystérie actuelle, où les annonces tonitruantes des dirigeants masquent un vide sidéral de la pensée.

Source : Hélène NOUAILLE La lettre de Léosthène http://www.leosthene.com