MARINE NATIONALE. Un océan d’informations à collecter, analyser et exploiter

Posté le lundi 19 février 2024
MARINE NATIONALE. Un océan d’informations à collecter, analyser et exploiter

Scientia potentia. Cette citation latine du philosophe anglais Francis Bacon– en français « Le savoir, c’est le pouvoir » – n’a rien perdu de son acuité. En matière militaire, la connaissance est un élément clé de la victoire, or, sans donnée, pas de connaissance. On comprend dès lors pourquoi cette quête de la donnée fait l’objet d’autant de soins et d’attention de la part de la Marine. Cependant, qu’entend-on exactement par ce terme ?

Stricto sensu, il désigne les matériaux bruts produits dans l’abstraction du monde, les mesures et toute forme de représentation-nombres, caractères, symboles, images, sons, ondes électromagnétiques, bits qui constituent les fondations sur lesquelles l’information et le savoir sont enfantés. Il peut s’agir de listes de noms, d’adresses mails, de paramètres météo (vent, pluie, taux d’ensoleillement, températures), de relevés géographiques et topographiques (latitudes, longitudes, miles), de relevés sous-marins, d’enregistrements sonores, de photos, d’horaires, etc. La « data » désigne in extenso l’ensemble des données numériques pouvant être collectées et exploitées. En effet, une donnée ne devient une information que lorsqu’elle a été traitée et analysée pour « amener du renseignement utile à la préparation de la manœuvre ». Cette transformation «réclame des étapes d’enrichissement et d’inventaires successives, […] utilisant des normes, des protocoles, des algorithmes de traitement, des espaces de stockage importants et des réseaux radio, privés et satellitaires puissants, capables d’acheminer les flux de données, grâce à des autoroutes de l’information correctement dimensionnées (connectivité). » En donnant du sens à l’information, la chimie opère et nous voici désormais maîtres de la connaissance, elle-même levain de la compétence. Outil au service de la stratégie, puis de la tactique opérationnelle, la donnée est donc d’abord une munition, une denrée qui nourrit la prise de décisions. Montée de gamme oblige, la valeur de la donnée l’a transformée en cible : une potentielle source de conflit.

Recolter la donnée : une longue histoire

Afin de saisir pourquoi la donnée est en train de révolutionner la Marine, commençons par appréhender l’écosystème de la donnée. Historiquement, le premier mécanisme de recension de la donnée date de 1884 : des cartes perforées contenant des informations représentées par la présence ou l’absence de trous dans une position donnée, afin d’accélérer la production de statistiques. Elles furent imaginées par Herman Hollerith, créateur deux ans plus tard de la société qui donnera naissance à IBM. En 1970, Edgar F. Codd conçoit la base de données relationnelle, qui permet de traiter de plus grands volumes, de développer des données plus complexes et d’éviter des erreurs de saisie.

De manière globale, l’étude de la science révèle quatre âges principaux : l’empirique – les sciences expérimentales – jusqu’à la Renaissance, la science théorique jusqu’à l’invention de l’ordinateur, l’ère informatique jusqu’à l’avènement du Big data, et la nôtre, une ère exploratoire « donnée-centrée ». L’exploration de la donnée ne s’est pas faite en un jour. Première mini révolution : l’automatisation des fonctions sur les bâtiments : les relevés se font via des capteurs, mission auparavant dévolue aux rondiers. Puis le développement des réseaux internet, des flux de satellites et des liaisons de données ont abouti à un déluge informationnel. Le risque ? L’infobésité : « On entend par là une saturation des capacités de stockage de l’information, et d’autre part, le ressenti d’un corps plein qui n’arrive plus à l’absorber», explique le capitaine de vaisseau éric Herveleu, chef du centre de services de la donnée et de l’intelligence artificielle Marine (CSDIA-M) à Toulon. « Un marin lambda ne peut pas lire une infinité de documents.» Conséquence immédiate : la démarche slimdoc, visant à mettre au régime les corpus documentaires. « Aujourd’hui dans le numérique, déplore le capitaine de vaisseau Lionel Siegfriedcommandant de l’équipage B de la FREMM Provence, nous passons 80% de notre temps à chercher où est l’information et seulement 20% à l’exploiter», soit l’inverse de la loi de Pareto qui démontre que 80 % des résultats proviennent de 20 % des causes. Ceci nous amène à la troisième étape : le traitement automatique de l’information. Auparavant réalisée par l’homme, travail fastidieux et de longue haleine, la fusion des milliers d’informations est désormais opérée par un dieu omniscient, l’intelligence artificielle, qui permet de malaxer et de croiser toute l’information disponible. «On sait que le potentiel est énorme même si on ne peut pas fournir un échéancier exact», s’enthousiasme le CV Siegfried.

 

Le droit à l’échec

«Le marin a besoin de voir les choses changer sous ses yeux», comme un reflet du temps de l’information, quasi immédiat. Conscient de l’enjeu, les industriels développent des projets sur des durées très courtes, en s’autorisant à emprunter plusieurs pistes et à échouer avant de trouver le bon chemin. « Ce processus itératif comporte un risque: user le marin. L’automatisation du traitement vise au contraire à apporter un bénéfice à leur travail, explique le CV Herveleu. En pratique, une flotte « donnée-centrée » privilégie une architecture horizontale (les anciens navires étaient envisagés en silos verticaux) avec un découplage entre le générique et les applicatifs. Conséquence de ce nouveau modèle : les architectures d’accueil sont standardisées, permettant de multiplier les applications et les cas d’usage. Les applicatifs sont maintenant construits avec une méthode agile (intégration rapide), dont les Américains sont friands : leur démarche CANES, lancée en 2013, concerne déjà près de 200 navires.

 

 

Sécurisation et classification

Comme tout écosystème, celui de la donnée comporte des failles. à chacune des étapes de son cycle – collecte, structuration, stockage et exploitation –, la lutte contre le vol et la falsification de données sont les obsessions de la Marine (lire aussi l’article sur la cyber sécurité page 22). Nous sommes rentrés dans une ère de bataille des perceptions ; depuis le cheval de Troie, rien n’a véritablement changé, si ce n’est qu’Ulysse aurait envoyé de nos jours un hologramme plutôt qu’une construction en bois. Le compétiteur cherche toujours à fausser le jeu. En outre, nul n’est parfait en ce bas monde, y compris l’intelligence artificielle à la merci d’« hallucinations », c’est-à-dire de proposer un résultat erroné même sans avoir de mauvaise intention. La transformation numérique « passe donc paradoxalement par l’entraînement à se passer du numérique ». Un usage frugal de la donnée : entraînement sans GPS (exercice Back to the Eighties du groupe aéronaval) avec très peu de liaisons, à l’instar des sous-marins qui travaillent depuis longtemps avec des outils ultra simplifiés. Pourtant le zéro numérique est illusoire. « Même en cas de brouillage du satellite, la frégate Provence qui teste en ce moment un data hub embarqué (DHE) pourra continuer à l’exploiter », constate son commandant.

Enfin, plutôt que d’envisager la défense des réseaux informatiques et des données, tels des châteaux forts à défendre, l’approche data centric security mise sur la sécurité de la donnée elle-même. Peu importe où elle se trouve, l’information doit être sécurisée. «Il s’agit de passer d’une logique d’un utilisateur appartenant à un groupe ayant des droits sur des répertoires à celle d’un utilisateur ayant accès à aux données en fonction de ses attributs» décortique le chef du CSDIA-M. Le data centric security devrait permettre de résoudre les besoins de multiniveaux au sein d’un système d’information (SI) et surtout d’inter-niveaux entre différents SI qui conditionnent directement notre interopérabilité. Un bond en avant en matière de sécurité, pourtant le meilleur reste à venir.

 

Partage de la donnée

Le véritable objectif, bénéfice incomparable d’une Marine « donnée-centrée », c’est l’interopérabilité, « capital pour échanger à différents niveaux, au sein de l’OTAN, ou en interarmées». L’enjeu est donc de détenir les capacités qui nous permettront de transmettre la bonne donnée à la bonne personne, dans la bonne temporalité et ce, quel que soit le contexte (Marine, interarmées, interallié, interministériel). Pour augmenter les performances de nos équipements, nous avons également besoin de partager certaines des données avec les industriels. Ce partage peut parfois être complexe compte tenu du niveau de classification des données.

 

 

L’armée de demain « donnée centrée »

Elle sera à la fois plus technique et plus simple. Il faudra davantage de gens qualifiés. « Nous n’aurons plus besoin d’un administrateur système dans chaque service, affirme le chef du CSDIA-M. A contrario, certains traitements vont être possibles (comme le no-code, low-code) sans devoir rentrer dans le système. » Elle reposera sur le triptyque expert métier – expert SIC/CYBER – expert « données ». Les métiers devront développer une double compétence liant rusticité et modernité, seule garante de la réversibilité et de la continuité opérationnelle en cas de conflit. Les experts SIC/CYBER conserveront leur rôle primordial de maintien en condition opérationnelle des capacités techniques et de définition et de développement de services numériques répondant aux besoins des métiers. Enfin, les experts « données » seront les garants de la qualité des données et des algorithmes d’intelligence artificielle sans laquelle on ne peut espérer de résultats fiables.

« Espace et vecteur de conflictualité, la datasphère constitue un objet d’intérêt géopolitique », face à une numérisation croissante des sociétés. « Une fois structurée par le chef, l’approche par la donnée permet d’atteindre la supériorité décisionnelle et opérationnelle ». L’objectif de toutes les armées. La data prédit un avenir riche de promesses, où l’humain peut et doit garder toute sa place.

Marine nationale 
15/02/24

Source : Marine nationale