NAPOLEON BONAPARTE : L’inéluctable rupture avec Paoli

Posté le mardi 27 août 2019
NAPOLEON BONAPARTE : L’inéluctable rupture avec Paoli

L’ÉCLOSION  DE  L' 'AIGLE AIGLE  DANS  LA  TOURMENTE
(1769-1793)

6e et dernière partie

L’inéluctable rupture avec Paoli

 

L'euphorique décret du 30 novembre 1789 avait généreusement accordé l'amnistie aux Paolistes, avec droit de retour pour les exilés. Ne s'encombrant pas de scrupules, Paoli se rallie de façon théâtrale au nouveau régime en France. Réalisme politique, vertige idéaliste ou arrière-pensée, il fait connaître officiellement de Londres sa vive satisfaction. Il assure que « les exilés rendus à leur patrie défendront la Constitution jusqu'à la dernière goutte de leur sang ». C'est là un engagement solennel de fidélité qu'il sera gravissime de ne pas tenir, gardons-le en mémoire.
Il surenchérit par de surprenants propos qui renforcent son serment d'allégeance : « Quelle que soit la main qui donne la liberté à notre patrie, je la baise avec toute la sincérité de mon zèle et de mon empressement (…) Je préfère beaucoup la fusion de la Corse avec les autres provinces françaises à une indépendance proprement dite. Ou bien on nous en priverait, ou bien quelqu'un la vendrait ou s'en rendrait tyran ».
Retenons bien cette lucide dernière phrase. Paoli a manifestement tiré les leçons de son aventure indépendantiste. La profession de foi française de Paoli ne s'arrête pas là. Le 23 décembre 1789, il écrit en ces termes au poète Nobili-Savelli : « Reprenez votre verve poétique et chantez, parce qu'en ce jour de régénération du génie humain, je puis vous donner cette nouvelle que notre pays brise ses chaînes. L'union à la libre nation française n'est pas la servitude mais la participation de droit ».

Prononcés par un homme en pleine possession de ses facultés intellectuelles, ces propos devraient dessiller aujourd'hui les historiens égarés et les néo-indépendantistes corses qui en ont fait leur porte-drapeau.
Ses excellentes dispositions valent à Paoli une invitation officielle à Paris. Il y est accueilli et fêté par Mirabeau et Robespierre le 3 avril 1790. Il est reçu en triomphe à l'Assemblée Constituante où il prononce des paroles inoubliables « Voilà le plus beau jour de ma vie ! ». Il prête serment de fidélité à la Nation, à la Constituante et au roi. Louis XVI lui fait l'honneur d'une audience. Paris et la province lui réservent un accueil chaleureux durant son voyage pour la Corse, jusqu'à son arrivée triomphale à Bastia le 17 juillet 1790. Le célèbre exilé s'installe immédiatement dans ses fonctions taillées sur mesure de « Président du Conseil Administratif » de la Corse, et de commandant en chef de la Garde Nationale de l'île. Bref, pour la première fois il est le chef incontesté de toute la Corse qui s'est librement donnée à la France.
Paoli prouve son zèle révolutionnaire en juin 1791 à Bastia. Il y mate rudement un soulèvement religieux contre la Constitution Civile du Clergé. Plusieurs ecclésiastiques et de nombreux laïques sont emprisonnés à Corte. Six mille Gardes Nationaux pillent la ville durant un mois. D'aucuns ont prétendu que Paoli avait ainsi voulu se venger de l'ancienne fidélité de Bastia à Gênes et à la France. Paoli confirme son allégeance à la France au moment de la menace d'invasion en août 1792 par une lettre adressée à son ami Giampietri à Paris : « Dites et faites savoir que nous voulons vivre et mourir libres avec la France ». Cette profession de foi française de Paoli ne fait, en somme, que  préfigurer le vibrant Serment de Bastia, prêté en 1938 par les patriotes corses, en cinglante riposte aux visées annexionnistes de Mussolini: «  Face au monde, de toute notre âme, sur nos gloires, sur nos tombes, sur nos berceaux, nous jurons de vivre et de mourir français! ».

Le ralliement spectaculaire de Paoli à la Révolution et à la France renforce l'admiration de Napoléon pour sa personne. A la nouvelle de son retour, son idée première est de se mettre à son service avec la perspective de lui succéder, car son héros a déjà 65 ans. Napoléon ne conçoit encore son avenir qu'à la tête de la Corse. Lorsqu'il fait la connaissance de Napoléon, Paoli pressent en lui un grand avenir. « Ce jeune homme est taillé dans l'antique. C'est un homme de Plutarque ». Mais sa rancune l'emporte sur l'estime. Il n'a pas oublié que Charles-Marie Bonaparte l'a abandonné après Ponte Novo. Aussi s'emploie-t-il à contrecarrer les projets de la famille Bonaparte. Il prend comme bras droit l'intrigant Charles-André Pozzo di Borgo, l'ennemi intime des Bonaparte à Ajaccio. Il s'oppose, sans toutefois y parvenir, à l'élection de Napoléon comme lieutenant-colonel commandant le Bataillon de Volontaires d'Ajaccio.
Malgré les marques d'affection filiale que continue de prodiguer Napoléon à Paoli, leurs relations se détériorent de jour en jour. Un fossé se creuse entre eux à la suite de la piteuse expédition de Sardaigne en février 1793. Napoléon obtient un nouveau congé pour y participer avec son Bataillon de Volontaires. Décidée à Paris dans le cadre de la guerre contre l'Autriche, l'opération militaire a pour objectif de neutraliser la Sardaigne, son alliée. La partie corse de l'affaire est placée sous la responsabilité de Paoli. Il s'agit de s'emparer de l'îlot de la Maddalena qui contrôle le trafic maritime du détroit de Bonifacio. Paoli en confie l'exécution à l'un de ses affidés, Colonna Cesari, sous les ordres duquel est placée l'unité de Napoléon. L'affaire est délicate pour Paoli. Par Autriche interposée, la Sardaigne est l'alliée de l'Angleterre que Paoli a sans doute promis à son roi de ne pas combattre en se ralliant à la Révolution. Aussi, ne peut-il s’empêcher de cacher ses réticences. On ne peut plus mal conçue et dirigée, l'entreprise tourne à la pantalonnade. Napoléon en éprouve, pour son baptême du feu, une profonde humiliation. L'enquête en responsabilité diligentée par Paris soulève d'accablants soupçons de double jeu de Paoli. On lui reproche de n'avoir pas fourni tous les moyens nécessaires et surtout la douteuse conduite de l'opération. Paoli s'indigne sans convaincre de la mise en cause de sa loyauté.

Quelques jours après la calamiteuse expédition de la Maddalena, Napoléon a une entrevue houleuse au couvent de Morosaglia avec Paoli qui jette alors le masque. Prétextant l'anarchie dans laquelle se débat la France qui vient de décapiter son roi, il vante les grands mérites de l'Angleterre et tente ouvertement de débaucher Napoléon en lui faisant miroiter les avantages que lui vaudraient ses talents militaires s'il se ralliait à la couronne britannique. Stupéfait  du retournement de veste de son idole qui ose lui proposer une telle félonie, Napoléon a alors la révélation que Paoli est l'homme de paille inconditionnel de l'Angleterre. Il foule aux pieds ses serments de fidélité à la France. La rupture des deux hommes est désormais consommée. En réplique à l'offre immonde de Paoli, Napoléon lance en avril 1793 à Ajaccio un appel à la fidélité : « (…) Tous les citoyens corses veulent mourir républicains français. Il sera beau de le manifester par un serment solennel dans une réunion de tous les citoyens ». L'attitude de Paoli ne manque pas de soulever des remous dans l'Assemblée de Corse. Pour la rassurer, il la réunit à Corte le 27 mai 1793. Il s'y livre à un écœurant exercice de duplicité. Il confirme avec force ses sentiments de fidélité à la République Française. Tranquillisée, l'assemblée lui renouvelle sa confiance. L'enquête sur l'affaire de la Maddalena conclut finalement à la culpabilité de Paoli. L'historien Renucci dévoilera plus tard la consigne secrète donnée par Paoli à Colonna Cesari : « Souviens-toi, Cesari, que la Sardaigne est l'alliée naturelle de notre île, qu'elle nous a toujours secourus en vivres et en munitions. Le roi du Piémont (dont relève la Sardaigne) a toujours été l'ami des Corses et de leur cause. Fais donc en sorte que cette expédition s'en aille en fumée ». Et Cesari en personne confirmera l'affirmation de Renucci pour se justifier.
Un décret de la Convention du 17 juillet déclare Paoli « hors la loi et traitre à la patrie ». Napoléon tente malgré tout de le défendre en invoquant des circonstances atténuantes. Rien n'y fait. Paris ordonne la mise en arrestation du félon et de son influent conseiller Pozzo di Borgo. La Corse se scinde de nouveau en factions. Enfin dessillés, les partisans de Paoli qui refusent de se parjurer, se séparent de lui, dont le colonel Gentili, son fidèle compagnon d'exil à Londres.
Paoli mobilise les nombreux partisans qu'il s'est gagné en deux ans de règne absolu. Il fait officiellement sécession lors d'une assemblée à Corte. La guerre est désormais ouverte entre Paolistes et Bonapartistes, menacés de mort et pourchassés. Leurs biens sont incendiés. Bénéficiant de quelques amicales complicités, la famille Bonaparte parvient à échapper de justesse à la haineuse vindicte paoliste. Elle parvient à s'enfuir in extremis de l'île le 3 juin 1793 et se réfugie à Toulon. Pour éliminer l'armée française de Corse, Paoli fait appel à la flotte anglaise qui n'attendait que ce signal. Puis, lui que l'on a inconsidérément surnommé « U Babbu », le père de la nation et de l’indépendance corse, ne trouve rien de mieux que de céder la Corse au roi d'Angleterre en juin 1794, dans l'espoir d'en être nommé vice-roi. Mais il déchante vite. L'Angleterre ne place pas d' « indigènes » à la tête de ses possessions coloniales. Sir Gilbert Eliot est nommé vice-roi d'un éphémère royaume anglo-corse qui prendra fin en octobre 1796, lorsque, justement, un certain général Bonaparte aura bouleversé la donne stratégique en Méditerranée par sa fulgurante campagne  d'Italie. Comble d'ingratitude d’Albion, ou lucidité concernant sa fiabilité,  l'intrigant et servile Pozzo di Borgo est préféré à Paoli comme Président du Conseil d’État nouvellement créé.

Profondément ulcéré par sa mise à l'écart et la trahison de Pozzo di Borgo, Paoli indispose tellement ses amis anglais qu'ils le rappellent en disgrâce à Londres en octobre 1795, où il ruminera sa rancune durant de longues années. Il mourra en 1807 dans l'indifférence, puis sera oublié. Ce n'est qu'en 1889, quatre vingt deux ans après sa mort, que ses cendres rejoindront discrètement son village natal de Morosaglia. En fait, il semble bien que les Anglais s’en soient débarrassé au prétexte de travaux de réaménagement des lieux de la sépulture. De son côté, le sinistre Pozzo di Borgo ne cessera de monnayer auprès des cours européennes sa haine implacable de Napoléon, jusqu'à se trouver aux côtés de Wellington à Waterloo. Étrangement, la tumultueuse rupture entre Paoli et Napoléon n'a jamais tourné à la haine entre les deux hommes. Arrivé au pouvoir, Napoléon lui fit discrètement savoir qu'il ne s'opposerait pas à son retour en Corse, pour peu qu'il lui rendît la chose possible par une simple déclaration encourageante. Paoli déclina dignement l'offre généreuse. Mais l'on sait qu'il admira en secret l'ascension de Napoléon et ses victoires sur son ingrat protecteur. Pied de nez aux Anglais, il osa illuminer sa demeure londonienne à l'annonce du Consulat à vie, puis lors du sacre à Notre-Dame. En définitive, Paoli a laissé un nom, Napoléon un prénom.

De nos jours, un mouvement sécessionniste insulaire a ressuscité l’image de Paoli et s’est fait du « Babbu » un emblème, prenant un peu ses désirs pour des réalités, car les sentiments de Paoli à l’égard de la France et de l’Angleterre ont bien évolué avec l’âge.  Dans une lettre du 6 septembre 1802, citée par l’historien  de la Corse Pierre Antonetti, il confesse se rallier définitivement à la France : « La liberté fut l’objet de nos révolutions. Or, on en jouit maintenant dans notre île. Qu’importe de quelles mains elle nous vienne ». Dans la même lettre, il fait l’éloge de Napoléon, « notre compatriote qui, avec tant d’honneur et de gloire, a vengé notre patrie des injures que presque toutes les nations lui auront faites ».

Dans des correspondances à Pietrino Leoni et Agostino Fondacci, il écrit, également  en 1802, au sujet des études de leurs enfants : « Lorsque les choses seront mieux établies, je pense qu’ils doivent achever leur éducation en France. Nous faisons partie de cette nation. Nous devons en adopter la langue, les mœurs et les habitudes si nous voulons faire quelques progrès dans le monde(…). En attendant, ils pourront se dégrossir en Toscane et oublier le dialecte et la prononciation du village ». Horreur et damnation pour les Séparatistes, leur idole n’était pas partisan de la co-officialité de la langue corse qu’ils revendiquent, abaissée au niveau du dialecte ! Dans son testament, il recommande d’ailleurs à la jeunesse corse d’apprendre les langues française et italienne, cette dernière étant la langue officielle de la Corse indépendante de Paoli, rappelons-le.

Personnage hors du commun, Paoli aurait pu devenir un grand de ce monde si son ambition dévorante et sa duplicité n'avaient dévoyé son esprit supérieur. On peut le comparer au héro malheureux de Kipling, « L’homme qui voulut être roi ». Ironie ou sanction de l’Histoire, on a rabaissé son nom au rang de premier président de Conseil Général de la Corse sur le monument érigé à Ajaccio en 2017, à l’occasion de la fusion des deux départements. En tout état de cause, il n’est pas historiquement sérieux de hisser Paoli en « père » d’une nation corse, tout simplement parce que ce concept n’a jamais pu s’y concrétiser. En Corse plus qu’ailleurs, la géographie a étroitement dicté l’histoire. Son relief accidenté et cloisonné, s’opposant aux communications et échanges, a fragmenté l’île en entités humaines isolées, autarciques et antagonistes, autant de fiefs pour chefs de clans ambitieux. C’est ainsi que l’histoire de la Corse s’est réduite à une succession de tentatives de certains d’entre eux de s’imposer à tous les autres, généralement avec le concours intéressé d’une puissance étrangère. Paoli n’est que le dernier en date avec le concours de l’Angleterre. Citons ses prédécesseurs les plus illustres. On trouve au IXe  siècle Ugo Colonna qui chassa les Sarrasins, puis Arrigo Bel Messere au siècle suivant. Au XIIIe , s’impose Sinucello de Cinarca, dit Giudicce, avec le soutien de Pise. Au XIVe , Sambucuccio d’Alando, appuyé par Gênes, parvient à éliminer les avides seigneurs féodaux de « l’en-deçà des monts », baptisé    « terre du commun ». Ces clans du moment renaîtront comme le phénix de ses cendres. Au XVIe  siècle, vient le tour de l’intrépide Sampièro Corso qui place l’île pendant quelques années sous la bannière du roi de France Henri II.
En fin de compte, la Corse n’a pu réellement être unifiée qu’en s’intégrant volontairement à la nation française.          
Pour l’heure, sa brutale expulsion de sa Corse chérie inflige à Napoléon une profonde blessure sentimentale qui ne se cicatrisera jamais entièrement. Il n’y mettra plus les pieds, sauf en escale de quelques jours au retour d’Égypte. Mais il veillera toujours sur elle de loin. Au cours de leur fuite éperdue, l'infaillible intuition de Letizia l'a faite s'écrier : « Mon fils, ce pays n'est pas fait pour nous ! ». C'est ainsi que, paradoxalement, Paoli a rendu à la France le plus éminent des services. Sans lui, Napoléon ne serait sans doute jamais devenu Empereur des Français. En l’expulsant du microcosme insulaire dans lequel il se serait vraisemblablement enlisé, il lui a ouvert la voie de l'épopée impériale. L'Aigle naissant va désormais pouvoir déployer ses ailes immenses sur un théâtre d’opérations à la mesure de son génie.

Michel FRANCESCHI
Officier général (2s)
Membre du comité de rédaction de l’ASAF

 

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