NUCLEAIRE : Où en est la course aux armes nucléaires ?

Posté le mercredi 14 avril 2021
NUCLEAIRE : Où en est la course aux armes nucléaires ?

L’augmentation du plafond du nombre de têtes nucléaires détenues par le Royaume-Uni vient mettre un terme à des décennies de réduction du nombre d’armes nucléaires dans le camp occidental. Est-elle le signe d’un basculement vers une nouvelle course aux armements ?

Dans sa revue stratégique publiée mi-mars, le comportement britannique a surpris : sans changer sa doctrine de dissuasion, le gouvernement de Boris Johnson a décidé d’augmenter le plafond du nombre des têtes nucléaires détenues par la Grande-Bretagne. Le Royaume-Uni est l’un des neuf États qui se sont dotés de l’arme atomique.

« En 2010, le gouvernement (avait) fait part de son intention de réduire le plafond global (du) stock d’ogives nucléaires de 225 à 180 au maximum d’ici le milieu des années 2020. Toutefois, compte tenu de l’évolution de l’environnement de sécurité, y compris l’éventail croissant des menaces technologiques et doctrinales, cela n’est plus possible, et le Royaume-Uni passera à un stock global d’armes nucléaires de 260 ogives au maximum », lit-on dans le document. L’annonce est à la fois militaire, politique et stratégique. Elle vient mettre un terme à des décennies de réduction du nombre d’armes nucléaires dans le camp occidental. Est-elle le signe d’un basculement vers une nouvelle course aux armements ?

La dissuasion repose-t-elle sur le nombre d’armes ?

L’ambition d’un arsenal nucléaire n’est pas d’être utilisé mais d’être dissuasif. Existe-t-il un seuil minimal pour la dissuasion ? Sans doute, mais il varie suivant l’adversaire et les capacités dont un pays dispose. Chaque État définit en secret son niveau de « suffisance ». Le stock français d’armes, « inférieur à 300 armes nucléaires », est comparable à celui du Royaume-Uni, mais il est bien en deçà des capacités américaines ou russes. Les premières s’élèvent, selon les analyses sérieuses du Bulletin of the Atomic Scientists, à 3 800 têtes, dont 1 750 déployées. Les secondes s’élèvent à 4 310 têtes, dont 1 572 déployées. La Chine disposerait de 320 têtes. Les autres puissances nucléaires - Israël, Pakistan, Inde et Corée du Nord - de beaucoup moins. Les chiffres sont vertigineux mais ils restent, quoi qu’il en soit, bien moindres que le pic atteint durant la guerre froide.

Paradoxalement, le monde n’était pas moins sûr. L’horloge de l’Apocalypse a été fixée en 2021 à 100 secondes avant minuit par le Bulletin of the Atomic Scientists, soit le niveau le plus critique de son histoire. La disparité des arsenaux est-il un facteur d’inquiétude ? « Un ennemi peut avoir la capacité de vitrifier votre pays 40 fois… Peu importe car l’essentiel est de pouvoir lui infliger des dommages absolument inacceptables » pour rendre déraisonnable une attaque, explique un connaisseur des enjeux, en reprenant les termes de la doctrine énoncée par le chef de l’État, Emmanuel Macron, le 7 février 2020.

Héritage de la course aux armements de la guerre froide, la démesure de l’arsenal américain s’explique par la nécessité de pouvoir intervenir sur plusieurs théâtres en même temps. En vis-à-vis, la Russie veille à maintenir une parité face aux États-Unis, et à conserver une capacité à surmonter les défenses antimissiles américaines. Apparemment claire sur ses conséquences recherchées, la dissuasion repose en fait sur des ambiguïtés : la définition exacte des intérêts stratégiques n’existe pas, pas davantage que celle des dommages inacceptables. Mais la priorité est autre : pour être crédible, l’arme nucléaire doit être capable de toucher sa cible. Chacun jugera ensuite. Le nombre apporte une assurance. Mais il n’est pas la seule clé dans la compétition des arsenaux.

Comment rendre la dissuasion plus crédible ?

La crédibilité repose d’abord sur des bases technologiques et scientifiques, celles qui permettent de concevoir les armes. Il est crucial aussi de savoir les faire évoluer. Avec la précision, l’hypervélocité est l’un des champs majeurs de la guerre conventionnelle et stratégique du futur. Les États-Unis, la Russie et la Chine développent ces technologies. En France, le futur missile nucléaire aéroporté ASN4G, prévu pour les années 2030, devra lui aussi être hypersonique.

Le deuxième pilier de la dissuasion est militaire : elle requiert des équipages et des capacités. En réalisant régulièrement des exercices majeurs ou des tests de leurs matériels, les armées démontrent l’efficacité potentielle de leur dissuasion. Il y a une vingtaine d’années, le Royaume-Uni a renoncé à la composante aérienne de la dissuasion pour ne conserver que ses sous-marins. Indétectables, ils permettent un tir de riposte quoi qu’il arrive. La France dispose encore de forces aériennes stratégiques pour rendre visible le dialogue dissuasif. Paris et Londres ont renoncé à la composante terrestre de leur dissuasion, notamment pour respecter des engagements de réduction de leurs arsenaux.

Enfin, le dernier facteur de crédibilité, sans doute le plus crucial, est politique. Dans son Integrated Review, le gouvernement britannique a introduit une inflexion dans l’énoncé de sa doctrine en renonçant à une part de transparence. « Nous ne donnerons plus de chiffres publics concernant notre stock opérationnel, le nombre d’ogives déployées ou de missiles déployés. Cette ambiguïté complique les calculs des agresseurs potentiels », lit-on. La stratégie d’ambiguïté des démocraties répond à celle d’opacité de leurs compétiteurs.

La Chine ne communique pas sur son arsenal. La doctrine russe est elle aussi l’objet d’une exégèse intense et polémique. La logique d « escalade pour la désescalade », prêtée à Moscou, abaisserait le seuil d’utilisation de l’arme nucléaire et autoriserait une frappe en premier. En réponse, l’Administration Trump avait, elle aussi, revu sa posture et envisagé de doter les États-Unis d’armes nucléaires de faible puissance. Mais, l’année dernière, la Russie a publié une actualisation de sa doctrine précisant l’emploi de l’arme nucléaire exclusivement comme un moyen de dissuasion. Les formules comptent toujours des angles morts qui nourrissent les interprétations. Le débat sur l’emploi de l’arme nucléaire s’est en tout cas durci. « Il ne faut pas croire que la doctrine nucléaire est statique. Elle s’adapte en permanence, elle s’adapte aux nouvelles technologies », explique un fin connaisseur du sujet.

La course aux armements est-elle relancée ?

«Lorsque le Royaume-Uni avait pris sa décision de réduire à 180 le nombre de ses têtes nucléaires, le monde était radicalement différent», rappelle Corentin Brustlein, spécialiste des questions de dissuasion à l’Institut français des relations internationales (Ifri). La Russie n’avait pas encore envahi la Crimée, la Chine affichait moins d’ambitions… Depuis, la compétition entre puissances mondiales ou régionales s’est accrue. Le risque de conflits, y compris entre des États dotés de l’arme nucléaire, est réapparu.

Dans ce contexte, la décision britannique ne doit toutefois pas être surinterprétée : si une logique de diminution de l’arsenal avait été décidée, le Royaume-Uni n’était pas encore passé sous la barre des 180. Au contraire, les experts sont nombreux à estimer le nombre d’armes britanniques actuel à plus de 200 voire à 215 têtes. L’effort de réarmement est limité. « La décision du gouvernement britannique a sans doute aussi à voir avec la logique du “Global Britain” : il faut montrer que le Royaume-Uni est de retour », explique un officier français de haut rang. La logique de limitation du nombre des armements nucléaires n’est pas encore remise en cause. Tout du moins en Occident. La décision en février de prolonger de cinq ans le traité New Start, qui limite à 1 550 le nombre d’armes déployées entre les États-Unis et la Russie, est un signal encourageant. Mais il ne fait pas disparaître l’escalade des tensions.

Par ailleurs, la situation en Asie est bien différente. À plus faible niveau que les autres puissances, l’Inde et le Pakistan, qui ne sont pas signataires du traité de non-prolifération (TNP), accroissent leurs arsenaux, selon les analyses de la FAS. Islamabad pourrait atteindre 250 têtes en 2025, si la tendance se poursuit. L’Inde a les capacités de se doter de quelque 200 têtes.

Quant à la Chine, si elle est encore très loin de détenir autant d’armes que les États-Unis, elle développe des capacités. « La Chine est au milieu d’une modernisation significative de son arsenal », notait l’institut Sipri dans son rapport 2020. Pékin se dote d’une triade nucléaire : terrestre, sous-marine et arienne. Ses moyens demeurent cependant encore limités avec un peu plus de 300 têtes, c’est-à-dire moins que certains experts le craignaient.
En 1999, une étude du renseignement américain estimait que Pékin pourrait disposer de plus de 400 armes nucléaires en 2020. Enfin, le programme nucléaire nord-coréen et les incertitudes dans le dossier iranien continuent de faire peser une menace de prolifération nucléaire dans les régions concernées.

Peut-on interdire les armes nucléaires?

Quelques semaines après l’entrée en vigueur « officielle » début janvier du traité d’interdiction des armes nucléaires (Tian), les annonces britanniques sonnent comme un rappel à la réalité des rapports de force. Elles vont aussi cristalliser les débats lors de la conférence d’examen du TNP prévue cet été. Le Tian et le TNP opposent deux logiques face à la course aux armements mondiaux. Soutenu par 127 États, le Tian rend théoriquement illégales les armes nucléaires. Mais aucun État doté ne le soutient… Signé en 1967, le TNP vise de son côté à empêcher la prolifération nucléaire et promeut une réduction des arsenaux. Il n’empêche pas leur modernisation. Plus de cinquante ans après son adoption, les partisans du Tian critiquent le TNP, qui n’a pas empêché une modernisation rampante des arsenaux nucléaires, sous couvert de réduction du nombre d’armes.

 

Nicolas BAROTTE
Le Figaro

 Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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Source : www.asafrance.fr