STRATEGIE : La Russie à Port-Soudan, la cohérence d’une stratégie

Posté le dimanche 22 novembre 2020
STRATEGIE :  La Russie à Port-Soudan, la cohérence d’une stratégie

« Moscou va construire une base militaire sur la mer Rouge (Port-Soudan), une première depuis l’effondrement de l’Union soviétique », titre le Point (1). Qui ajoute que « cette base pourra accueillir au maximum 300 militaires et personnel civil, ainsi que quatre navires, dont des engins à propulsion nucléaire, selon le projet d'accord ». De son côté, l’agence TASS (2) précise l’origine de l’accord : « Lors d'une visite du président soudanais de l'époque, Omar al-Bashir, à Moscou en novembre 2017, des accords ont été conclus sur l'aide de la Russie à la modernisation des forces armées soudanaises. Khartoum a également déclaré à l'époque qu'il était intéressé à discuter avec Moscou de la question de l'utilisation des bases de la mer Rouge. En mai 2019, un accord bilatéral sur la coopération militaire pour une durée de sept ans est entré en vigueur ».

On sait que des négociations avec Djibouti, où sont implantées des bases américaine, chinoise et française avaient échoué. Mais aussi que l’implantation d’une base au Soudan avait suscité un débat en Russie en 2017.

Débat dont le site Sputnik se faisait l’écho (3). « Nous avions eu une base à l'époque soviétique dans cette région » plaidait le rédacteur en chef de la revue Arsenal, évoquant la base de Berbera, au Somaliland (nord de la Somalie), au sortir du golfe d’Aden, quittée en 1977. « Je ne suis pas sûr qu'elle soit nécessaire actuellement. Nous avons plutôt besoin de quelque chose comme une installation navale pour que nos navires puissent changer les équipages, se réapprovisionner, en premier lieu, en nourriture, eau et carburant ». Parce que, expliquait-il, « nous n'avons pas d'escadre permanente dans cette région comme dans la partie orientale de la mer Méditerranée. Il faut regarder la réalité en face. Pour recréer l'escadre dans l'océan Indien, nous devons avoir assez de navires de première et de seconde classe. Il faut regarder, tout d'abord, du point de vue militaire (…). À mon avis, il est nécessaire de mettre en œuvre le programme de construction navale pour que nous ayons une nouvelle génération de destroyers, de frégates et de navires de combat ». Lui privilégiait donc de développer le port de Tartous et la base terrestre d’Hmeimim, en Syrie.

Vladimir Poutine aurait-il tranché le débat ?

A-t-il les moyens, avec un pays dont le PIB (proche de celui de l’Italie en valeur nominale mais de celui de l’Allemagne en parité de pouvoir d’achat, PPA) n’est en rien comparable à celui des Etats-Unis ou la Chine ? La question est intéressante quant à la manière dont les Russes imaginent leur avenir sur l’échiquier mondial. Sur la mer, en particulier, puisque, par temps de mondialisation, c’est par la mer que se font l’essentiel des échanges – c’est sur mer que se dessinent donc les enjeux du futur, ne fût-ce que pour protéger les routes maritimes.

Puissance maritime, la Russie ? Non, nous dit Alexis Feertchak, qui relevait en septembre 2019 l’annonce, par l’agence TASS, de la « mise sur cale de 33 navires de combat et de soutien en 2020 » (4). Tout en se défiant de l’enthousiasme russe sur les chiffres. Mais « la marine russe, si elle n’est plus la marine soviétique de l’amiral Gorchkov, ne tombe pas pour autant en morceaux à moyen terme, à condition de ne pas omettre de considérer que la Russie n’est ni la Chine ni les Etats-Unis ». Et de donner dans son papier un tableau très détaillé, « qui dessine les traits d’une flotte puissante, marquée par une vocation d’abord défensive, avec des forces de projection moins développées que celles des marines occidentales, mais une sous-marinade beaucoup plus importante. Sans compter la «kalibrisation» (équipement en nouveaux missiles de croisière Kalibr*) qui, sans donner à la marine russe une capacité de projection, lui assure en revanche une certaine profondeur stratégique ». D’autant que, ajoute-t-il, un désavantage géographique structurel va se combler. En effet, si, aujourd’hui, « il y a moins une marine russe que quatre (flottes du Nord, du Pacifique, de la mer Noire, de la mer Baltique), voire cinq (avec la flottille de la Caspienne), éloignées les unes des autres de plusieurs milliers de kilomètres (…), l’ouverture de la route du Nord, en Arctique, est un élément stratégique qui réduit ce problème de l’éparpillement géographique ».

Bien sûr, la Russie n’a quasiment rien pu construire pour elle-même entre l’effondrement de l’URSS (1991) et 2010 – et pour cause, elle n’en avait pas les moyens. Et sa marine menaçait de tomber en ruine. Mais, dès les années 2000, « Vladimir Poutine a lancé un ambitieux plan de modernisation (…) qui s’est matérialisé dans le plan d’armement 2011-2020, accordant une place prépondérante à la marine, pourtant historiquement parente pauvre des forces armées russes ». Plan trop ambitieux, notamment après la rupture avec l’Ukraine (qui fournissait de nombreuses pièces à l’industrie navale russe), les disfonctionnements des chantiers navals et les sanctions européennes avec leurs conséquences économiques. Plan qui a donc été adapté. D’abord, « la modernisation plus ou moins profonde de certains grands navires et de sous-marins nucléaires soviétiques permet à Moscou de conserver une présence océanique minimale et d’assurer la composante navale de sa dissuasion nucléaire » - domaine où Moscou est à parité avec Washington. Ensuite, c’est « la construction d’une flotte de petits navires lance-missiles (qui) permet à Moscou de protéger son littoral et même de développer beaucoup plus en profondeur une dissuasion conventionnelle inédite » - petits navires équipés de missiles de croisière qui ont opéré en Syrie dès 2015. Enfin, la Russie a repris la construction (en version modernisée) de sous-marins conventionnels (Kilo), équipés eux-aussi de missiles.  

Que manque-t-il ? Un porte-avions. Mais, ajoute Alexis Feertchak, « last but not least, l’unique porte-aéronefs russe, l’Admiral Kouznetsov, est en cours de modernisation (qui se poursuit malgré un tragique événement, puisque la cale sèche flottante dans laquelle il se trouvait a…coulé au chantier n°35 de Mourmansk) ». Rien à voir avec le Charles de Gaulle, mais « il permettra aux marins et pilotes russes de conserver leurs compétences et leur expérience aéronavales, un savoir qui peut facilement se perdre. En attendant la construction d’un nouveau porte-avions… ». Ainsi, conclut-il, la Russie met-elle sur pied une flotte disposant d’une certaine profondeur stratégique et capable de faire autre chose que du déni d’accès de ses côtes dans une configuration originale.

Port-Soudan sera donc la première base militaire russe en Afrique post-URSS oui, mais étape d’un rétablissement calculé, certainement, sur un plan très large. « A une époque » disait Vladimir Poutine en 2009 via l’agence de presse Ria Novosti, « nous avons pu donner l’impression d’avoir perdu tout intérêt pour le continent africain, il est de notre devoir de rattraper le temps perdu. Nous avons quantité de projets et d’idées intéressants et de qualité pour développer notre coopération ». Il s’était déjà rendu en Afrique du Sud et au Maroc en 2006 et Dimitri Medvedev, alors président, revenait en juin 2009 d’Afrique via l’Angola, la Namibie le Nigeria et l’Egypte (5). Puis il y a eu, nous le relevions ici en 2018 (6), la réinstallation de la Russie en Afrique, autour d’une stratégie cohérente alors que, depuis la chute de l’URSS, ce sont les entreprises russes qui avaient développé, au cas par cas et chacun pour soi, leurs activités – sans que Vladimir Poutine ne développe une véritable stratégie africaine.

Que notions-nous ? « Si l’on trace une ligne qui court de la mer Noire jusqu’en Angola », pays avec lequel la Russie a conclu des partenariats militaro-techniques importants, on voit une « forme de profondeur stratégique » relevait en mars 2018 le consultant Arnaud Kalika sur France Culture. Cette ligne court au travers de l’Egypte, du Soudan, de l’Ethiopie, de la République centre africaine (RCA) et la République démocratique du Congo (RDC) avec des coopérations diverses, civiles, militaires. La RCA ? Justement. « Si le plan russe réussissait », commentait en effet Bernard Lugan, « la RCA, avec ses potentialités pétrolières nordistes, serait connectée au Soudan du Nord où stationnent précisément une partie des soldats russes retirés de Syrie ». La « ligne » qui court de la mer Noire vers l’Angola et l’Afrique australe a donc trouvé des points d’appui. D’autant que les Russes ont signé aussi, avec le Mozambique, un accord donnant à leurs navires accès libre aux ports du Mozambique – un partenaire ancien – sur l’océan Indien.

Non, la Russie n’est ni la Chine, ni les Etats-Unis – elle n’a pas non plus la puissance économique européenne. Mais dans le brouillard profond qui nous entoure, et alors que Vladimir Poutine songe à préparer son départ (7), l’observation montre qu’elle développe continûment une stratégie cohérente pour demain, avec ses moyens, dans son intérêt - et celui de partenaires apparemment intéressés (8) : il y avait 43 chefs d’Etat et de gouvernement au premier sommet russo-africain à Sotchi, en octobre 2019.

Pragmatisme, flexibilité, vue longue. Un exemple ? 

Hélène NOUAILLE
La lettre de Léosthène

*« La version destinée aux frappes terrestres dispose d’une portée de 2000km (équivalent du Tomahawk américain, i.e.) »

Carte :

Emplacement de Port-Soudan
https://fr.maps-saudi-arabia.com/img/1200/le-royaume-d'arabie-saoudite-carte.jpg

 Notes :

 (1) Le Point, le 18 novembre 2020, Port-Soudan, l’avant-poste militaire de la Russie en Afrique
https://www.lepoint.fr/afrique/port-soudan-l-avant-poste-militaire-de-la-russie-en-afrique-18-11-2020-2401685_3826.php# 

 (2) TASS, le 11 novembre 2020, Russia sets to establish naval logistics base in Sudan
https://tass.com/defense/1222673

(3) Sputnik, le 25 novembre 2017, Une base militaire russe au Soudan : les pour et les contre
https://fr.sputniknews.com/international/201711251034036388-base-militaire-russe-soudan/

 (4) Geopragma, le 20 septembre 2019, Alexis Feertchak, La marine russe entre deux eaux
http://geopragma.fr/la-marine-russe-entre-deux-eaux-alexis-feertchak/

(5) Courrier International, le 26 juin 2009, Afrique, la Russie renforce ses positions
https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/2009/06/26/la-russie-renforce-ses-positions 

(6) Voir Léosthène n° 1323/2018, le 6 octobre 2018, A sa manière, la Russie se réinstalle en Afrique
Bernard Lugan consacre tout un dossier de la dernière livraison d’Afrique réelle au retour de la Russie en Afrique avec une question : « Pourquoi ce soudain intérêt russe pour le continent africain ? ». Et d’abord, s’agit-il bien d’un « retour » ? On le sait, l’URSS était bien présente en Afrique tout au long de la Guerre froide, un moyen, de « tourner l’OTAN par le sud afin de couper les routes d’approvisionnement de ses membres ». Depuis, ce sont les entreprises russes qui avaient développé, au cas par cas et chacun pour soi, leurs activités jusqu’ici – sans que Vladimir Poutine ne développe une véritable stratégie africaine. Les temps changent, on le voit en République centrafricaine par exemple, où les Russes ont accepté d’offrir leur médiation entre le gouvernement et les milices armées. Ou en Afrique du Nord. Oui, c’est un retour et il aura des conséquences, en particulier pour la France. Qui y réfléchit sérieusement ?

(7) Voir Léosthène n° 1486/2020, le 4 juillet 2020, Poutine et sa réforme : victoire dans un fauteuil
« Moscou, 2 juillet. La réforme constitutionnelle a été soutenue par 77,92% des Russes qui ont participé au vote a déclaré la commission électorale centrale après avoir compté 100% des bulletins ». L’agence TASS précise que la participation s’est élevée à 65% (1). Rien de si surprenant, si l’on se souvient du score proche de 76% obtenu par Vladimir Poutine lors de l’élection présidentielle de mai 2018 – même si les sondages depuis marquaient une baisse de sa popularité (60 à 65%). Que cherche le président russe maintenant ? Dans l’incertitude actuelle, politique, économique, financière, pour ne rien dire des relations internationales, quand les événements commandent en torrent qui emporte tout, Vladimir Poutine a cherché à anticiper la tempête.

(8) Jeune Afrique, le 27 octobre 2019, Olivier Marbot, Sommet Russie-Afrique à Sotchi : Vladimir Poutine en conquérant
https://www.jeuneafrique.com/mag/848101/politique/sommet-russie-afrique-a-sotchi-vladimir-poutine-en-conquerant/

 
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