RELATIONS INTERNATIONALES : Trêve des armes en Libye ? Peut-être mais…

Posté le samedi 13 février 2021
RELATIONS INTERNATIONALES : Trêve des armes en Libye ? Peut-être mais…

Depuis la chute de Mohamad Kadhafi en octobre 2011, il va y avoir dix ans, le chaos règne en Libye. Et ce désordre, qui attire des forces étrangères à la région, a des conséquences dans toute l’Afrique du Nord, au Sahel, en Méditerranée et jusqu’en Europe, destination d’une immigration et de trafics venus de l’Afrique sub-saharienne, mais aussi d’Erythrée, de Somalie et d’ailleurs. Lesquels échouent, en particulier sur les côtes italiennes. Pourquoi ce chaos ?

Parce que le pays, 6 millions d’habitants et riche en hydrocarbures, est de fait éclaté en trois provinces séparées par un désert (il faut voir la carte ci-dessous), 80% de la population vivant sur les côtes, dans des villes rivales entre elles. Provinces, tribus et villes que le colonel Kadhafi, qui a régné 42 ans et connaissait la réalité tribale, était parvenu à tenir ensemble en répartissant les pouvoirs locaux et la rente pétrolière. Avec sa disparition, les structures étatiques s’effondrent. Tripolitaine à l’ouest avec Tripoli, Cyrénaïque à l’est avec Tobrouk et Fezzan au sud vont s’autonomiser et s’affronter (1). Les milices vont batailler pour les ressources locales : entre Tripoli et Tobrouk, il s’agit de s’approprier les champs pétrolifères et les terminaux portuaires. Dans le sud s’affrontent Toubou et Touaregs pour le contrôle des frontières et des trafics. Entre les provinces, dans l’espace désertique immense, on se bat pour le contrôle des routes et des relais. Cerise sur le gâteau, les djihadistes de l’Etat islamique (2) s’installent (Syrte, sur le golfe du même nom, où sont les principaux ports et raffineries du pays).

Soyons brefs : la « communauté internationale » et l’ONU poussent à une stabilisation. Un accord est trouvé en décembre 2015 entre les deux autorités libyennes, celle de Cyrénaïque et celle de Tripoli (Accords de Skhirat, au Maroc). Un « gouvernement d’unité nationale » (GUN) – d’abord rejeté par les parlements de Tobrouk comme de Tripoli finit par s’installer, soutenu par les Occidentaux. Rien n’est pour autant résolu – même si la ville de Syrte est reprise (décembre 2016) à l’Etat islamique : la Cyrénaïque, à l’est, reste sous l’égide du général Haftar quand Fayez Al-Sarraj règne à Tripoli, à l’ouest. Les médiations diplomatiques se succèdent, Vladimir Poutine, Emmanuel Macron (3), sans succès. L’historien Bernard Lugan résume : « maître de la Cyrénaïque et de Tobrouk, seul port en eau profonde entre Alexandrie (Egypte) et Mers-el Kebir (Algérie) », le général Haftar « disposait de la seule force militaire du pays. Il contrôlait 85% des réserves de pétrole de Libye, 70% de celles de gaz, 5 de ses 6 terminaux pétroliers et 4 de ses 5 raffineries. Tout le croissant pétrolier par lequel est exporté 60% du pétrole libyen étaient en son pouvoir » (4). De cette situation de force, que pouvait-il faire ? Tenter la conquête de toute la Libye ? Sanctuariser la seule Cyrénaïque ? Constituer un gouvernement d’union nationale ?

Il choisit la première solution, attaque Tripoli (avril 2019) – et échoue. Malgré, nous dit Bernard Lugan, « des aides massives reçues de l’Egypte et des Emirats arabes unis ». C’est qu’à Tripoli, Fayez Al-Farraj a fait appel à la Turquie qui a envoyé des forces spéciales. Que voit-on donc aujourd’hui ?

« La Turquie étant militairement engagée aux côtés du GNA (Al-Sarraj à l’Ouest), le général Haftar ne prendra pas Tripoli ». Soit. Mais, si la Russie n’a jamais engagé ses troupes en soutien d’Haftar, elle sanctuarise la Cyrénaïque et Tripoli ne s’imposera pas à l’Est du pays. La situation est figée. Le 21 août 2019, un accord est signé entre les forces rivales, marquant l’arrêt des combats. Puis le 23 octobre, sous l’égide de l’ONU, à Genève. Donc ? « Les négociations peuvent reprendre ». D’autant, écrit Stéphanie Khouri pour le quotidien libanais l’Orient le Jour (5) que « les deux plus grandes puissances impliquées sur le terrain militaire paraissent, pour la première fois depuis leur entrée en jeu, sérieusement tentées par une trêve des armes. La Russie, qui soutient les forces de l’Est (celles du général Haftar) via les mercenaires du groupe Wagner, réputé proche de Vladimir Poutine, se retire de Tripolitaine, région de l’Ouest où dominent les forces pro-turques ». A Moscou, on pense aux affaires. De son côté, « la Turquie, qui a engagé ses forces en décembre 2019 afin de soutenir le gouvernement de Tripoli, cherche également à protéger ses gains, notamment en ressources d’hydrocarbures. Pour « récupérer ces contrats », la Russie et la Turquie doivent assurer « une fine pellicule d’entente entre les parties » et un « calme propice au partage du gâteau ».

Et l’on commence donc à mettre en œuvre la « fine pellicule d’entente », cette fois concrètement. L’ONU entame en novembre 2020 à Tunis un processus politique pour préparer un « Forum du dialogue politique libyen ». D’autre part, parce que l’économie du pays est à terre (6), on commence à s’organiser. Ainsi, lors d’une réunion vendredi et samedi 29 et 30 janvier 2021 à Bouznika au sud de Rabat (Maroc), confirme le Figaro (7). « Dans la foulée de plusieurs rencontres organisées depuis septembre au Maroc, les participants au « dialogue politique inter-libyen » ont décidé de former des groupes de travail réduits pour préparer le processus de candidature à des postes clés ». A savoir ? « Gouverneur de la Banque centrale, procureur général, présidents de l'Autorité de contrôle administratif, de l'Instance nationale de lutte contre la corruption, de la Haute commission électorale libyenne et de la Cour suprême ». Il restera bien sûr de grands chantiers à entreprendre, même si la production pétrolière a repris en septembre dernier : réunification du système bancaire, allocation du budget national ou gestion de la dette par exemple. Des chantiers qui exigent effectivement une gouvernance unifiée. Ensuite ?

Il s’est justement agi de doter le pays d’un nouveau gouvernement d’union nationale. Ce qui s’est passé le 8 février dans un lieu tenu caché à Genève dans le cadre du « Forum du dialogue politique libyen ». L’humeur était, à l’ONU, à l’optimisme. Celle de Bernard Lugan aussi, d’ailleurs : loin de bases « irréalistes » si elles étaient uniquement électorales, on pourrait s’acheminer, « en quelque sorte, vers un large fédéralisme. Resterait à régler la question du partage des hydrocarbures, ce qui, compte tenu des positions géographiques des gisements permettrait de trouver facilement un équilibre territorial ».

Or ce qui est sorti du chapeau semble inquiéter les observateurs. Pour l’Orient le Jour (5), « en consacrant la victoire d’une liste inattendue, les résultats du scrutin de vendredi semblent avoir précipitamment enterré ces espoirs. Officiellement, toutes les parties se réjouissent de l’aboutissement du processus électoral fait selon des règles établies par l’ONU, voulues comme transparentes et démocratiques. Mais la victoire de la liste menée par Abdel Hamid Dbeibah, au poste de Premier ministre, et de Mohammad Younès el-Menfi, au poste de Président, est problématique à plus d’un égard ». Pourquoi ? Parce que le premier ministre
Abdel Hamid Dbeibah est un vétéran du régime de Mohammad Kadhafi – et qu’il appartenait à son premier cercle. Et que sa liste faisait figure d’outsider en face de celle du duo formé par le président de la Chambre des représentants, Aguilah Saleh et du ministre de l’Intérieur, Fathi Bachaga, battus avec 39 voix sur 75. Que connaît-on d’Abdel Hamid Dbeibah ? Qu’il est milliardaire, qu’il a construit sa fortune dans le BTP, et qu’il déclarait en août 2018 déjà ses ambitions présidentielles à Jeune Afrique (8) – en rappelant alors au général Haftar qu’il était un militaire qui devait « se concentrer sur la reconstruction de l’armée libyenne (…). Le pétrole, les questions de gouvernement, ne relèvent pas de ses prérogatives. Il doit être au service de tous les Libyens ». En rappelant aussi que « la tribu de Kadhafi est l’une des plus respectées en Libye »…

Ce qui fait écrire à Stéphanie Khouri, très pessimiste, pour l’Orient le Jour (5) : « La victoire de l’ingénieur et milliardaire Abdel Hamid Dbeibah ne marque pas seulement le retour, à la veille du dixième anniversaire de la révolution, d’un vétéran de l’ancien régime Kadhafi. Elle porte aussi en elle les germes de son propre échec. Car le processus de Genève reposait sur un principe simple de représentativité des différentes forces en présence. Or, en élisant Mohammad Younès el-Menfi, originaire de l’Est mais politiquement plus proche de l’Ouest, le FDPL (Forum du dialogue politique libyen) n’accorde qu’une place théorique et dérisoire aux forces de l’Est. En réagissant aux résultats du vote de Genève, l’administration de Tobrouk a d’ores et déjà donné le ton en annonçant qu’elle ne céderait le pouvoir que si son propre Parlement approuvait le gouvernement intérimaire ».

Reste que les grands joueurs extérieurs souhaitent aujourd’hui un apaisement. Que les discussions avec le général Haftar peuvent se poursuivre. Que lorsqu’Abdel Hamid Dbeibah évoque « tous les Libyens » il a peut-être en tête une configuration fédérale. Ou que les affaires le tentent plus que la guerre.

Alors, trêve durable des armes ? Peut-être.


Hélène NOUAILLE

Source :
http://www.leosthene.com 
La lettre de Léosthène,
le 13 février 2021

Carte :
Provinces libyennes et ressources en hydrocarbures :
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/80/Libya-Oil.jpg 

Notes :
(1) Voir Léosthène n° 888/2013, le 20 novembre 2013, Dans l’indifférence, la décomposition de la Libye
Il y a eu 43 morts et 400 blessés vendredi 15 novembre dans le quartier de Gharghour, au sud-ouest de la capitale libyenne. « Depuis la chute de Kadhafi, c’est la première fois qu’autant de victimes sont enregistrées dans des incidents entre Libyens. Jamais les milices n’ont tiré sur la foule avec autant de violence et fait autant de dégâts ». Cette violence est le fait des miliciens de Misrata (200km à l’Est de Tripoli) - ceux qui ont lynché le colonel Kadhafi et dont les Tripolitains, lors d’une manifestation pacifique, réclamaient le départ. « Hier les jihadistes n’avaient pas de terrain. Maintenant ils en ont un : c’est la Libye tout entière » (le Figaro). Le naufrage libyen en cours rappelle fâcheusement les situations de chaos qui se sont multipliées après les interventions précédentes en Irak, dans l’ancienne Yougoslavie et ailleurs quand les Etats qui tenaient ensemble des populations disparates ont été détruits – et aucun ordre restauré par la suite. Le Nation Building est un échec partout.

(2) Voir Léosthène n° 1079/2016, du 13 janvier 2016, Libye : l’offensive de l’Etat islamique vers l’Afrique se précise
« En proie aux bombardements de la coalition internationale (Occidentaux et Russes) dans sa matrice irako-syrienne, l’Etat islamique se redéploie en Libye et menace directement ses voisins maghrébins et sahéliens ». Rappelons l’appel, dès décembre 2014, du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian : « le risque pour nous, c’est qu’une connexion se fasse entre Daesh (EI) et son armée terroriste, qui ambitionne de progresser jusqu’en Jordanie et au Liban, et des groupes qui se réclamaient jusqu’à présent d’al Caïda dans la zone sahélo-saharienne. On voit apparaître aujourd’hui des points de connexion, notamment à Derna en Libye (côte est du pays) où Daesh essaye de prendre la main. Le creuset de cette connexion est en Libye ». L’ONU s’est efforcé de réunir les factions libyennes rivales pour mettre en terme au chaos qui a suivi l’élimination de Mouammar Kadhafi et la guerre civile afférente en prévoyant un gouvernement d’union nationale pour une période transitoire, avant des élections législatives – mais l’accord qui devrait être entériné le 17 janvier a été aussitôt dénoncé par les chefs des Parlements rivaux, eux mêmes divisés en leur sein. Il faudra pourtant stopper l’expansion de l’Etat islamique, qui projette donc ses tentacules vers la zone sahélo-saharienne. 

 (3) Voir Léosthène n° 1223/2017, le 26 juillet 2017, Emmanuel Macron s’empare de la crise libyenne. Par un communiqué publié le lundi 24 juillet, le service de presse de l’Elysée annonçait une initiative française concernant la Libye, confirmant l’annonce faite par le quotidien libanais al-Hayat la semaine précédente : « Le Président de la République réunira à La Celle Saint-Cloud le 25 juillet 2017, le Président du Conseil présidentiel libyen, M. Fayez Sarraj, et le commandant de l’armée nationale libyenne, le général Khalifa Haftar, pour mener des consultations afin de contribuer à une sortie de crise en Libye ». L’enjeu de cette réunion entre les deux hommes forts qui s’affrontent pour la domination d’un pays qui a sombré dans le chaos ? Emmanuel Macron veut, pour mettre la résurgence d’un Etat libyen, organiser une médiation autour de ces deux acteurs incontournables. Fayez Sarraj parce qu’il est censé assurer la cohésion entre groupes politiques divers à Tripoli, le général Haftar parce qu’il a consolidé son pouvoir sur le reste du pays (Est et Sud) en reprenant notamment le contrôle du croissant pétrolier libyen (aéroports et ports compris). Partenaires et intérêts dans et autour du pays sont toutefois divergents. L’initiative française a-t-elle une chance ?

 (4) L’Afrique réelle n° 134 février 2021, numéro spécial Lybie (sur abonnement)
http://bernardlugan.blogspot.com/p/lafrique-reelle.html

 (5) L’Orient le Jour, le 8 février 2021, Stéphanie Khouri, La fin de la partition de la Libye n’est pas pour demain
https://www.lorientlejour.com/article/1251187/la-fin-de-la-partition-de-la-libye-nest-pas-pour-demain.html 

 (6) France 24, le 10 février 2021, En Libye, après 10 ans de guerre, une riche économie aujourd'hui à terre
https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20210210-en-libye-apr%C3%A8s-10-ans-de-guerre-une-riche-%C3%A9conomie-aujourd-hui-%C3%A0-terre-1

(7) Le Figaro/AFP, le 23 janvier 2021, Libye : annonce de l'ouverture des candidatures pour les postes «de souveraineté»
https://www.lefigaro.fr/libye-annonce-de-l-ouverture-des-candidatures-pour-les-postes-de-souverainete-20210123 

(8) Jeune Afrique, le 2 août 2018, Abdul Hamid al-Dabaiba : « Pour de vraies élections en Libye, il faut une Constitution »
https://www.jeuneafrique.com/mag/606804/politique/abdulhamid-al-dabaiba-pour-de-vraies-elections-en-libye-il-faut-une-constitution/ 

 

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