RELATIONS INTERNATIONALES. Les Balkans et l’UE : Les risques de l’attente  

Posté le samedi 09 octobre 2021
RELATIONS INTERNATIONALES. Les Balkans et l’UE : Les risques de l’attente   

Mardi 5 octobre, un dîner réunissait au château de Brdo, en Slovénie, les vingt-sept autour de l’élargissement de l’UE aux Balkans occidentaux. 

« Thessalonique (Grèce), 2003, Brdo (Slovénie), 2021 : de sommet en sommet, il est décidément bien long le chemin qui devait amener les six pays des Balkans occidentaux vers une « perspective européenne ». En clair, celle d’un élargissement censé « arrimer » l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo, le Monténégro, la Macédoine du Nord et la Serbie à l’Union européenne (UE) » (1).
Le constat de Jean-Pierre Stroobants, correspondant du Monde à Bruxelles, résume la tonalité de la presse : une fois de plus, on s’en est tenu « aux notions d’« agenda stratégique », de « coopération politique et sécuritaire » et d’« efforts conjoints » - et à une promesse d’aide de 30 milliards d’euros sur sept ans. Aucune avancée, aucun calendrier, en dépit des encouragements formels de la présidente de la Commission, Ursula Von der Leyen : « Nous souhaitons envoyer un message clair aux Balkans occidentaux. Nous vous voulons dans l'Union européenne, gardez le cap, n'abandonnez pas. Le but est à portée de main ». Des mots pour ne rien dire.

Pour comprendre ce qui se passe en réalité, et qui est moins rose, peut-être faut-il d’abord se souvenir de l’éclatement en pièces éparses de la Yougoslavie il y a vingt ans (voir la carte ci-dessous). Le Courrier des Balkans (2) en donne quelques repères chronologiques très simples, de janvier 1990, XIVe et dernier Congrès de la Ligue des communistes yougoslaves, au 24 décembre 1991, reconnaissance par l’Allemagne de la Croatie et de la Slovénie. Les guerres qui ont suivi ont laissé l’ex-Yougoslavie éclatée, toutes blessures ouvertes, en Etats qui n’ont trouvé ni prospérité, ni stabilité.

Or, nous dit The Conversation dans une analyse très argumentée (3), « c’est dans le vide politique et géostratégique laissé par les Européens dans les Balkans qu’émergent à la fois les alternatives géopolitiques – en particulier l’idée d’un net rapprochement avec la Chine –, mais aussi les idées « out of the box » comme celles contenues dans (un) « non-papier », puisque rien d’autre ne semble fonctionner ». Qu’est-ce qu’un non-papier ? Un document qui « n’existe pas », dans lequel on peut exposer des idées neuves ou sensibles sans en revendiquer la paternité. Le non-papier évoqué a été rédigé par la Slovénie (qui appartient depuis 2004 à l’UE) et envoyé au belge Charles Michel, actuel président du Conseil, resté coi. Comment cette initiative est-elle reçue dans la région elle-même ? « Il y a une tendance assez naturelle à s’en remettre à la Slovénie, elle-même issue de la Yougoslavie, pour traiter de ces questions, en considérant qu’elle en a la légitimité et les connaissances ». Et que propose ce non-papier ? « D’achever la dissolution de la Yougoslavie. Autrement dit, il propose, carte à l’appui, de redessiner totalement les frontières de la région pour constituer des États ethniquement homogènes » (voir la carte ci-dessous).  

Un peu d’attention, grand vent annoncé.

Si le cabinet de Charles Michel n’a pas répondu à ce document, « il semble que sa réalité soit avérée par les recoupements effectués par la presse locale et les confirmations de certains acteurs, parmi lesquels le premier ministre albanais Edi Rama. Le sujet a également pesé sur le tout récent sommet du groupe de Brdo-Brijuni (Croatie), une initiative diplomatique lancée par la Croatie et la Slovénie en 2013 en vue de collaborer à la stabilisation la région et d’accélérer les processus d’adhésion dans l’Union européenne des pays de la région des Balkans occidentaux ».

Les nouveaux pays redessinés seraient ethniquement homogènes – ce qui n’est évidemment pas le cas aujourd’hui, mais comment se ferait ce changement ? Apparemment sans consulter les peuples concernés, « mais dans le cadre d’un grand accord diplomatique signé entre les gouvernements et parrainé par les États-Unis et l’Europe ». Après seulement, on pourrait organiser des référendums. Par exemple, la Bosnie restante serait composée essentiellement de Bosniaques musulmans, et serait consultée « pour choisir entre un avenir européen ou auprès de la Turquie (sic) ». La partie serbe de la Bosnie actuelle (la République Srpska) rejoindrait la Serbie, qui ne demande pas mieux. Et encore : « Côté croate, les principaux responsables croates de Bosnie, aidés en cela par les autorités de Zagreb, poussent depuis longtemps pour créer une entité croate, prélude à un morcellement plus prononcé de la Bosnie ». Pour l’Albanie, elle lorgne depuis longtemps sur une réunion avec le Kosovo, idée « à laquelle l’actuel premier ministre du Kosovo Albin Kurti est favorable ». Irréaliste ? Pas « si le chemin européen du Kosovo et de l’Albanie est durablement fermé ». A consulter la carte, on voit qu’il ne resterait qu’une Bosnie croupion (BiH, en vert sur la carte), au bénéfice de la Croatie et de la Serbie. Ainsi qu’une grande Albanie – enfin une Slovénie et un petit Monténégro intacts.

L’auteur de l’analyse (non signée) de The Conversation est tout à fait hostile à ce chambardement, comme le sont, écrit-il, Bruxelles et Washington. Comme l’a été aussi Angela Merkel, qui s’était engagée dès le Conseil européen de Thessalonique en 2003 à faire entrer les pays des Balkans dans l’Union européenne. En 2014 encore, elle avait proposé un « processus de Berlin » malgré l’opposition de ses partenaires. De même s’est-elle opposée à tout réajustement de frontière entre le Kosovo et la Serbie, contrairement à Paris, en 2018. Les 13 et 14 septembre derniers, c’est à l’Albanie et à la Serbie qu’elle a consacré son dernier déplacement de chancelière. « Nous, Européens, qui sommes déjà membres de l'Union européenne, devrions toujours garder à l'esprit qu'il y a un intérêt géostratégique absolu pour nous à accepter réellement ces pays dans l'UE », a-t-elle dit à l'issue d'une rencontre avec le président serbe Aleksandar Vucic. « Nous pouvons voir (...) qu'il y a des reculs, il y a aussi l'influence de nombreuses autres régions du monde » dans les Balkans. « Nous devons constamment nous rappeler l'importance géostratégique du rapprochement de ces pays avec l'UE » (3). Ceci non sans se faire reprocher par l’opposition serbe de jouer là pour une « stabilité » qui correspondrait avant tout aux intérêts allemands – intérêts qui pourraient être les mêmes avec une nouvelle équipe au pouvoir.

Qu’y a-t-il à craindre de ce non-papier pour The Conversation ? Que les idées qui y sont jetées progressent si le chemin de l’Union, comme c’est le cas, ne s’ouvre pas. « Ce n’est pas parce que ce « non papier » et sa carte sont rejetés aujourd’hui que le sujet est fermé. Au contraire, il est désormais ouvert » - avec des appuis dans la région.

Par exemple ? « Le précédent du débat sur le changement de frontière entre la Serbie et le Kosovo comme base d’un compromis en 2018 nous renseigne sur ce que deviennent des idées jetées en l’air, ou plus exactement sur des cartes. D’une idée marginale défendue dans certains cercles eux-mêmes marginaux, il n’a fallu que quelques mois pour qu’elle devienne la nouvelle martingale, défendue à la fois par les deux présidents de la Serbie et du Kosovo, mais aussi par une série de hauts responsables européens et américains (dont l’ancienne Haute Représentante Federica Mogherini». Pour l’auteur de l’analyse, qui vilipende les regroupements ethno-religieux, toucher aux frontières est un tabou absolu et ne pourrait se faire que dans la violence. Très alarmiste sur ce qui pourrait se passer (« un tel développement déclenchera nécessairement un nouveau conflit armé »), il conclut : « Il faut donc voir dans ce « non papier » un avertissement. Ces idées sont encore vivantes, et nul doute que les mêmes causes produiraient les mêmes conséquences si elles venaient à être appliquées. Partant de là, il incombe à l’Europe de redonner une dimension stratégique à son action dans les Balkans, par-delà une rhétorique de l’intégration à laquelle personne ne croit plus vraiment de part et d’autre ».

Pourtant, explique Catherine Chatignoux pour les Echos (4), même si les déçus des Balkans ont des soutiens dans l’UE (l’Autriche, la Hongrie, la Slovénie, les Pays Baltes) – et sont courtisés hors de l’UE (Russie, Chine, Turquie), il faut se rendre à l’évidence : dans les circonstances actuelles, domine une « frilosité d'une majorité d'Européens qui n'ont aucun appétit pour de nouvelles adhésions ». Ajoutant : « Paris a même exigé - et obtenu - en 2019 une réforme du processus d'adhésion pour le rendre moins automatique dans son déroulement. Echaudés par l'expérience décevante du grand élargissement de 2004, Français, Danois et Néerlandais veulent être sûrs que les nouveaux venus seront bien au niveau des standards européens sur le plan économique et surtout au regard des principes démocratiques, de l'Etat de droit et de la lutte anti-corruption. Or, les rapports réguliers de la Commission européenne attestent de la difficulté de ces pays à engager ces réformes ». Ce qui n’est pas dit, c’est que l’Union européenne n’a jamais eu une tête géopolitique - elle n’a pas été conçue pour le grand large.  Pour preuve ? Lors du dîner de Brdo, Emmanuel Macron a remis sur la table le sujet de la défense européenne et du partenariat avec les Etats-Unis – celui du rôle de l’UE dans le monde. « Bien que le dîner se soit prolongé tard dans la nuit, il n'y a donc pas eu de déclaration commune à l'issue », relève RFI avec sobriété (5). Sans commentaire.

Mais à ce jeu de dupes, il y a des risques : autant les regarder en face. Charles-Michel est prévenu – donc les vingt-sept les connaissent. Personne ne pourra se dire surpris.

 

Auteur : Hélène NOUAILLE
Source : Lettre de Léosthène
Date : 9 octobre 2021

 

Cartes :

République socialiste fédérative de Yougoslavie au 1er janvier 1991
https://www.icty.org/x/image/ABOUTimagery/Yugoslavia%20maps/3_%20yugoslavia_map_1991_sml_fr.png

Carte de la région redécoupée
https://images.theconversation.com/files/400997/original/file-20210517-13-1q2hjpy.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=593&fit=crop&dpr=1

Notes :

(1) Le Monde, le 5 octobre 2021, Jean-Pierre Stroobants, Blocage persistant sur l’accession des Balkans occidentaux à l’Union européenne
https://www.lemonde.fr/international/article/2021/10/05/blocage-persistant-sur-l-accession-des-balkans-occidentaux-a-l-union-europeenne_6097134_3210.html

 (2) Le Courrier des Balkans, dossier, 1991, le dernier été de la Yougoslavie - Le Courrier des Balkans
https://www.courrierdesbalkans.fr/+-dernier-ete-yougo-+

(3) Le Figaro/AFP, le 13 septembre 2021, L'intégration des Balkans est dans l'intérêt «géostratégique» de l'UE, selon Angela Merkel
https://www.lefigaro.fr/flash-actu/l-integration-des-balkans-est-dans-l-interet-geostrategique-de-l-ue-selon-angela-merkel-20210913 

 (4) Les Echos, le 6 octobre 2021, Catherine Chatignoux, Le sommet UE-Balkans laisse le continent européen sans perspective
https://www.lesechos.fr/monde/europe/le-sommet-ue-balkans-laisse-le-continent-europeen-sans-perspective-1352655

(5) RFI, le 6 octobre 2021, En Slovénie, Emmanuel Macron met la question de la défense européenne sur la table
https://www.rfi.fr/fr/europe/20211006-en-slov%C3%A9nie-emmanuel-macron-met-la-question-de-la-d%C3%A9fense-europ%C3%A9enne-sur-la-table 

 

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Source : www.asafrance.fr