RELATIONS INTERNATIONALES  : Retour russo-américain, l’UE hors jeu

Posté le vendredi 18 juin 2021
RELATIONS INTERNATIONALES  : Retour russo-américain, l’UE hors jeu

L’imaginaire européen est-il en panne ?

La question se pose à la lecture du document sur les relations UE-Russie (1) élaboré à la demande du Conseil et présenté le 16 juin – jour de la rencontre Biden-Poutine à Genève, par la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, et le Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères, Josep Borrell.
Alors que les deux dirigeants russe et américain, à la surprise de la presse, ouvraient une perspective à leur bénéfice réciproque, le rapport européen s’inscrit, dans la ligne du communiqué publié après la réunion de l’OTAN (2), dans un constat inverse. « Dans les circonstances actuelles » disait Joseph Borrell, « un partenariat renouvelé entre l'Union européenne et la Russie, permettant une coopération plus étroite, semble une perspective lointaine » (3). Pourtant, reconnaissait Ursula von der Leyen, « l'histoire, la géographie et les peuples lient l'UE et la Russie »Mais « l'état de notre relation est complexe (…). La gestion des relations UE-Russie continue de représenter un défi stratégique majeur pour l'UE ».

Certainement, note Jean-Pierre Stroobants, correspondant du Monde à Bruxelles. Parce que « face à la Russie, l’Union européenne cherche autant une stratégie qu’une unité » (4). Un exercice « complexe ». Peut-être parce que l’UE reste enfermée dans l’illusion que le monde allait devenir une sorte de grande UE, un grand marché, la démocratie s’y généralisant avec la liberté. Qu’elle n’a pas été conçue pour être une puissance. « Les pères fondateurs de l’Europe n’ont jamais imaginé que l’Europe devienne une puissance. C’étaient des atlantistes à 100%, et pour eux, elle était un morceau d’un système occidental protégé par l’Alliance atlantique, et donc par les Américains » reconnaissait Hubert Védrine, l’inlassable défenseur d’une renaissance européenne, que nous citions ici en 2018 (5). Avec Régis Debray, qui renchérissait : « l’Europe ne sait plus où aller », mais elle aspire à « la chaise longue et au bonheur de quitter l’histoire ». Un statut qui « convient très bien aux Européens, qui ont construit l’Europe pour n’avoir plus à affronter le monde tragique des puissances ».

La très fédéraliste fondation Jean Monnet elle-même le reconnaît en soulignant « un risque sournois d’effacement » (6) : « L’environnement international de l’Union européenne lui semble hostile. Les Etats-Unis de Donald Trump sont allés jusqu’à parler de l’Union européenne comme d’une ennemie. La Chine est considérée par l’Union comme une rivale systémique. Les relations avec la Russie ne sont pas bonnes. La dimension internationale est source de risques pour les Européens. Il semble y avoir une tendance et même un grand potentiel des puissances dans le monde à diviser les Européens ».

Oui, le monde tragique des puissances continue d’écrire l’histoire. Et les Américains, qui y sont un grand joueur, ont modifié leurs priorités – Joe Biden compris - sans demander son avis à l’UE. Pourquoi ? « Il y a aujourd’hui de nouveau un dialogue stratégique entre les Etats-Unis et la Russie sur la stabilité stratégique. Ca, s’est important pour Joe Biden. Pourquoi ? Parce que les Etats-Unis sont fragilisés, la nation américaine est divisée. Et donc il lui faut la stabilité avec la Russie pour pouvoir concentrer ses forces sur la Chine » disait Nicolas Baverez à Frédéric Taddeï le 16 juin (7). Le communiqué commun paru dès après la rencontre à Genève fait foi : « Nous, président des États-Unis d'Amérique Joseph R. Biden et président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine, constatons que les États-Unis et la Russie ont démontré que, même en période de tension, ils sont capables de progresser vers nos objectifs communs, à savoir assurer la prévisibilité dans la sphère stratégique, réduire le risque de conflits armés et la menace de guerre nucléaire. La récente prorogation du nouveau traité START est un exemple de notre engagement en faveur de la maîtrise des armements nucléaires. Aujourd'hui, nous réaffirmons le principe selon lequel une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée. Conformément à ces objectifs, les États-Unis et la Russie entameront ensemble, dans un avenir proche, un dialogue bilatéral intégré sur la stabilité stratégique, qui sera délibéré et solide. Par le biais de ce dialogue, nous cherchons à jeter les bases de futures mesures de contrôle des armements et de réduction des risques ».

On garde des deux côtés les récriminations sur les dossiers qui fâchent – et ils sont légion – pour les conférences de presse à destination interne entre autres choses. L’essentiel est l’objectif commun. Tout au contraire, l’UE s’enferme dès l’abord sur son nombril et dans ses récriminations. « Les choix délibérés et les actions agressives du gouvernement russe au cours des dernières années ont créé une spirale négative » déclarait ainsi Ursula von der Leyen en présentant les relations UE-Russie. Pour sortir de cette spirale ? « L'UE va simultanément repousser, contraindre et s'engager avec la Russie (sic), sur la base d'une solide compréhension commune des objectifs de la Russie et d'une approche de pragmatisme de principe » proposait Josep Borrell.
Et la lecture des cinq principes qui guident les relations de l’UE avec la Russie ne laisse pas augurer d’une quelconque ouverture, encore moins de jours heureux, qu’on en juge : « La pleine mise en œuvre des accords de Minsk » (Ukraine). « Le renforcement des relations avec les partenaires orientaux de l’UE et avec d’autres voisins ». Le « renforcement de la résilience de l’UE » couplé avec un « engagement sélectif avec la Russie sur les questions d’intérêt pour l’UE ». Enfin, cerise sur le gâteau, une promesse d’ingérence dans les affaires internes à la Russie : « contacts interpersonnels et soutien à la société civile russe ».  

Question : y a-t-il un seul diplomate dans l’avion de Josep Borrell ? Pour la forme et le fond ? Pour la compréhension géopolitique du paysage ? 

Jean-Pierre Stroobants, bon observateur à Bruxelles, raconte l’histoire un peu différemment : « M. Borrell, confronté à l’une de ces missions apparemment impossibles dévolues au coordinateur de la politique étrangère de l’Union, aurait visiblement voulu ajouter un quatrième verbe à sa proposition, à savoir « unir », lors de sa présentation du texte, mercredi 16 juin, à Bruxelles. Car ses recommandations devront être détaillées et traduites en actes après avoir été votées à l’unanimité. ‘‘Si les Etats membres les approuvent, ils devront les faire respecter et ne pas laisser la Russie nous diviser, a insisté le responsable espagnol. Malheureusement, nous n’arrivons pas toujours à trouver l’unité’’ ».
A l’évidence, on le sait, tous les pays européens n’ont pas la même approche de la Russie – ni la même histoire avec l’empire russe, pour penser à la Pologne ou aux pays Baltes. Joe Biden, qui a besoin d’eux, des alliés sûrs en Europe, s’est bien gardé de les décourager lors du sommet de l’OTAN, comme en témoigne le communiqué final (la Russie y est citée 63 fois). Pour les affaires sérieuses ensuite, et pour traiter l’essentiel de ses intérêts, il s’envole à Genève – on ne saurait le lui reprocher. Mais là, il n’est pas question des intérêts de l’UE. Peut-être aussi parce que les Européens se sont conduits en parfaits vassaux en accueillant Joe Biden sur leur sol dans l’espoir de revenir au temps béni de la guerre froide avec « l’Amérique » comme protecteur et parapluie.

Même si l’objectif réel de Joe Biden était de revenir à une posture de « guerre froide » avec la Russie – hypothèse partagée par certains observateurs, les Européens ne sont plus au centre des préoccupations américaines.

Et leurs intérêts économiques ? Parce que la Commission rappelle que la Russie est le cinquième partenaire commercial de l’UE. Et que « le potentiel de coopération UE-Russie est considérable ». Mais, souligne le site allemand German Foreign Policy (8), coopérer oui, mais à la condition que Moscou « adapte ses normes économiques aux souhaits de l’UE ». Et si les Russes suppriment « quantité d’irritants économiques tels que les barrières commerciales et les subventions non souhaitées par l’UE ». Et encore ? Le document de stratégie indique que les sanctions déjà imposées pourraient être étendues, mais que des sanctions entièrement nouvelles pourraient également être adoptées. La possibilité d'imposer des interdictions d'entrée aux citoyens russes et de geler leurs avoirs dans l'UE est explicitement mentionnée ; les ministres des affaires étrangères de l'UE ont adopté la loi nécessaire en décembre dernier, qui est calquée sur le "Magnitsky Act" américain et avec laquelle l'Union s'érige pratiquement en juge du monde. En outre, l'UE annonce qu'elle va développer une plus grande "résilience" ; par exemple, elle veut prendre des mesures plus décisives contre "la manipulation et l'interférence de l'information étrangère". La East Stratcom Task Force, un organe de l'UE financé à coups de millions d'euros, est explicitement citée. Elle prétend agir contre la "désinformation russe", mais diffuse en fait les positions de la Commission européenne et tente, entre autres, d'exclure les critiques de l'Union en tant que "fake news". Ce faisant, la East Stratcom Task Force tente explicitement d'exercer une influence au-delà de l'UE. Contrairement aux mesures russes correspondantes, cela n'est pas considéré comme une ingérence inadmissible ». 

Le rapport de Josep Borrell sera présenté au Conseil des Etats membres les 25 et 26 juin. Un espoir de retour à la raison ?

Hélène NOUAILLE
La lettre de Léosthène, le 19 juin 2021, n° 1572/2021


Notes 
:

(1) Commission européenne, le 16 juin 2021, Joint communication on EU-Russia relations
https://ec.europa.eu/info/sites/default/files/joint-communication-eu-russia-relations.pdf

(2) OTAN, le 14 juin 2021, Communiqué du sommet de Bruxelles publié par les chefs d’État et de gouvernement participant à la réunion du Conseil de l’Atlantique Nord tenue à Bruxelles le 14 juin 2021
https://www.nato.int/cps/fr/natohq/news_185000.htm?selectedLocale=fr

 (3) Commission européenne, le 16 juin 2021, UE-Russie : la Commission européenne et le haut représentant proposent des recommandations au Conseil européen (traduction automatique en français)
https://translate.google.com/translate?hl=fr&sl=en&u=https://portal.ieu-monitoring.com/editorial/eu-russia-eu-commission-and-high-representative-propose-recommendations-to-european-council/&prev=search&pto=aue  

(4) Le Monde, le 17 juin 2021, Jean-Pierre Stroobants, Face à la Russie, l’Union européenne cherche autant une stratégie qu’une unité 
https://www.lemonde.fr/international/article/2021/06/17/face-a-la-russie-l-union-europeenne-cherche-autant-une-strategie-qu-une-unite_6084518_3210.html

 (5) Voir Léosthène n° 1262/2018, du 27 janvier 2018, Regards sur l’Europe, vraies et fausses pistes
Régis Debray pose, dans Civilisation, paru en 2017, un constat vif et coloré. Oui, dit-il, « l’Europe ne sait plus où aller », mais elle aspire à « la chaise longue et au bonheur de quitter l’histoire ». Un statut qui « convient très bien aux Européens, qui ont construit l’Europe pour n’avoir plus à affronter le monde tragique des puissances ». Il ne s’agit même pas d’un transfert d’hégémonie, elle a perdu la sienne il y a belle lurette, elle qui « n’a jamais été aussi influente dans le monde que lorsqu’elle n’était pas unie » - lorsqu’en quelques siècles, elle a conquis le monde. Depuis, il s’est agi de construire un « marché » ouvert sur l’Atlantique dans le contexte figé de la guerre froide. Mais ce marché n’est pas une puissance. Alors, que faire ? Parce qu’il y a consensus sur le diagnostic. Comme sur le changement du monde et l’urgence de se redonner un destin. Points de vue.

(6) Fondation Jean Monnet pour l’Europe, collection débats et documents, juin 2021, Gilles Grin, Construction européenne, la révolution d’un continent
https://jean-monnet.ch/wp-content/uploads/2021/06/21-06-construction-europeenne-g--grin-cdd-n21.pdf

(7) RT, Interdit d’interdire, le 16 juin 2021, Frédéric Taddeï, Biden-Poutine : le face à face
https://francais.rt.com/magazines/interdit-d-interdire/87869-biden-poutine-face-face

(8) German Foreign Policy, le 17 juin 2021, In der Negativspirale
https://www.german-foreign-policy.com/news/detail/8630/

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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Source : www.asafrance.fr