SECURITE : Pour le général Lecointre, «il y a une dégradation continue de l’ordre du monde»

Posté le vendredi 16 juillet 2021
SECURITE : Pour le général Lecointre, «il y a une dégradation continue de l’ordre du monde»

Avant son adieu aux armes, le 21 juillet, le chef d’état-major des armées détaille le plan de retrait des troupes françaises du Sahel, et reconnaît que, lors de frappes, des « mineurs ont pu être touchés parce qu’ils n’avaient pas été identifiés initialement comme tels ».

Le chef d’état-major des armées, le général François Lecointre, doit passer en revue les troupes, mercredi 14 juillet, aux côtés du président, Emmanuel Macron. Ce sera son dernier défilé avant qu’il quitte le service actif, après quatre années passées à la tête des armées. Il fera son adieu aux armes le 21 juillet, avant que le général Thierry Burkhard lui succède. Pour son dernier entretien avant son départ, il détaille notamment le plan de réorganisation de l’opération « Barkhane » au Sahel.

Le chef de l’Etat a précisé, le 9 juillet, la réorganisation de l’opération « Barkhane » et les objectifs de retrait des troupes. De manière générale, avec moins, on fait moins. Or, sur le terrain, on constate que les armées sahéliennes ont actuellement besoin de plus. Comment résoudre cette équation ?

Pour résoudre cette équation, il faut faire en sorte que la France soit moins seule pour faire la même chose, sinon plus. Il y a tout d’abord la volonté de remplacer une masse de manœuvre française par une force européenne et, si possible, par d’autres partenaires africains. C’est tout le sens de la task force Takuba, dont l’objectif est d’accompagner l’armée malienne au combat.

Le but, c’est ainsi de retirer les régiments français qui agissaient directement au contact de l’ennemi, tout en maintenant un appui en renseignement et dans les airs, avec des drones armés et des avions de chasse, guidés par des forces partenaires au sol. L’autre enjeu, c’est de parvenir à empêcher toute émergence de l’instauration d’un califat territorial dans la zone des trois frontières [à cheval entre Niger, Burkina Faso et Mali], tout en étant en position d’établir une seconde ligne de défense plus au sud, pour faire face à la dissémination des groupes armés djihadistes. Et ce, en allant proposer des coopérations et des partenariats militaires renforcés à l’ensemble des Etats qui sont menacés à court terme, en particulier les Etats du golfe de Guinée.

Dans ce cadre, les forces spéciales vont-elles être plus mises à contribution ?

Les forces spéciales vont être mises à contribution de deux manières. D’abord à travers la task force Takuba, qui est essentiellement composée de forces spéciales européennes. L’accompagnement au combat expose davantage au risque. C’est un travail que l’on a déjà fait en Afghanistan et que l’on veut refaire. Mais comme les forces spéciales ne sont pas des bataillons extensibles à l’infini, à un moment, il faudra envisager de faire faire ce travail par des forces conventionnelles. On n’en est pas là aujourd’hui, mais il faut observer ce que font les Britanniques ou les Américains avec des forces intermédiaires, par exemple avec les rangers.

Ensuite, il y a une autre mission de forces spéciales françaises, qui est la task force Sabre [déployée au Sahel depuis 2014]. Elle concentre son action sur la désorganisation des commandements ennemis en s’attaquant à des cibles à haute valeur ajoutée, en les neutralisant ou en les capturant. Sabre continuera d’agir sans réduction d’effectifs.

Comment va se traduire concrètement la réduction, à terme, des effectifs de 5 100 à 2 500 ou 3 000 hommes ?

Si le président n’a dessiné les contours qu’à grands traits, ce n’est pas par hasard. C’est pour nous permettre de réorganiser le dispositif sans prendre de risque sécuritaire. Ensuite, il y a ce que l’on sait – en quoi va consister Takuba, par exemple – et ce que l’on ne sait pas encore. C’est-à-dire quelle va être la montée en puissance de Takuba [aujourd’hui composée de 600 hommes] et quelles vont être les réponses des Etats du golfe de Guinée à notre proposition de venir les aider.

Heureusement, le président fait confiance aux armées, donc il nous laisse de la souplesse. Pour autant, il a indiqué la tendance générale, c’est-à-dire ne plus être seuls et en première ligne. D’abord parce que l’on pense que c’est le moment, ensuite parce que les armées françaises ne peuvent pas être constamment engagées à un tel niveau et dans cette posture en permanence sans que nous questionnions les modes opératoires de tels engagements.

A quels types de missions vont être réaffectés les effectifs sortis de « Barkhane » ?

Il y a une dégradation continue de l’ordre du monde, nous le constatons tous. Cela se voit notamment en Ukraine, en mer Noire, en Méditerranée orientale. Cela s’observe aussi en Irak, en Syrie, avec une résurgence de Daech. La situation n’est toujours pas apaisée non plus avec l’Iran, elle se dégrade au Mozambique, au Liban, et je ne suis pas certain que les tensions dans les Balkans aient été définitivement résolues.

A partir de là, difficile de vous dire ce qui sera considéré par nos responsables politiques comme justifiant un engagement militaire français. J’ai quelques idées, mais je me garderai bien de les donner, pour n’influencer personne. Par ailleurs, une armée d’emploi ne fait pas fluctuer ses effectifs au gré de ses engagements. Elle met à profit ces pauses opérationnelles relatives pour accroître la préparation de ses unités à des confrontations plus exigeantes.

La rivalité entre les Etats-Unis et la Chine ne cesse de s’exacerber dans tous les domaines. Vous plaidez régulièrement pour que la France et les Européens évitent de s’engager dans cette confrontation en dessinant une voie médiane. Comment ?

Dessiner une voie médiane, cela nécessite d’abord d’être reconnu comme un acteur légitime, en particulier en Indopacifique. Cela a un coût considérable, que ce soit pour nos forces prépositionnées en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie française, ou à travers des partenariats stratégiques avec des pays qui ont la même vision que la nôtre, qu’ils soient européens ou situés en Asie, comme le Japon, Singapour, la Malaisie, l’Inde et l’Australie. Cette dernière nous a d’ailleurs formellement proposé de passer des accords qui nous permettraient, à partir son territoire, d’avoir une sorte de base relais pouvant accueillir des forces françaises, en particulier des bâtiments de la marine nationale.

Pour être légitimes, il faut toutefois affirmer notre présence tout en la cadençant intelligemment par rapport à l’ensemble des capacités dont nous disposons et des zones d’engagement ou de conflits : on ne peut pas tout faire à la fois, au même moment. Notre posture est audacieuse. Nous sommes des alliés fidèles des Américains, mais nous ne souhaitons pas être vassalisés.

Sur le plan militaire, la Russie est aujourd’hui surtout un sujet traité par l’OTAN. Que peuvent les armées françaises face à cette affirmation et cette agressivité décomplexée ?

La Russie s’affirme aujourd’hui de deux manières. La première renvoie à la guerre froide et s’exprime dans la zone de responsabilité de l’OTAN. Elle se manifeste par une mise sous tension avec des moyens classiques que sont les démonstrations de forces, les manœuvres, l’acquisition de capacités militaires de plus en plus performantes et pouvant remettre en cause l’équilibre qui procède des traités de maîtrise des armements. Dans le cadre de l’OTAN, la France a défini une posture politique et militaire où elle défend une ligne de fermeté, pas de naïveté, mais sans attitude escalatoire.

Ensuite, il y a les stratégies hybrides de la Russie, en particulier en Afrique – en Libye d’une part, en Centrafrique d’autre part – et, là, nous faisons tout ce que nous pouvons pour nous opposer à ce qui nous paraît constituer des facteurs puissants de déstabilisation de pays en crise dont nous cherchons à préserver l’équilibre.

Le cyber est devenu un champ de confrontation de plus en plus visible, notamment du fait de la stratégie américaine de pointer les auteurs présumés et multiplier les attributions publiques d’attaques. La France doit-elle suivre les Etats-Unis dans cette voie ou est-ce dangereux ?

Nous avons rédigé une doctrine et nous sommes très prudents dans l’attribution, même si le politique ne doit rien s’interdire. Tant que nous n’avons pas la certitude de notre capacité à attribuer une attaque, nous évitons de le faire. Mais je pense que nous serons plus offensifs dans l’avenir sur ce sujet-là. Par ailleurs, il y a la question de la manipulation de l’information et des opinions. A cet égard, l’Etat va développer une capacité à déceler et à contrer ces manipulations en les dénonçant. Cela passera par l’agence Viginum, qui sera créée à la rentrée et sera adossée au secrétariat général à la défense et à la sécurité nationale.

Le spatial est aussi un nouveau milieu de confrontation militaire. Le nouveau commandement unifié de l’armée de l’Air et de l’Espace sera d’ailleurs mis à l’honneur lors de ce 14 Juillet. A quoi la France a-t-elle été concrètement confrontée, ces dernières années ?

La France observe les capacités dont se dotent ses compétiteurs potentiels, la Chine et la Russie notamment. Or nous avons observé que ces pays s’étaient dotés de capacités de destruction et d’écoute de satellite, ou encore d’interception de données transmises depuis et vers l’espace. Autant de signaux qui s’apparentent à de l’intimidation et à de la démonstration de force. La France ne veut pas être à l’écart de cela et veut protéger ses capacités sensibles. Aujourd’hui, une armée ne peut plus se passer de l’espace, que ce soit pour ses communications, pour ses besoins de radionavigation, pour l’observation ou l’écoute de l’ennemi, ou le guidage de ses munitions de haute précision.

Le cyber et le spatial sont des domaines qui coûtent très cher. Devons-nous nous accrocher à nos composantes nucléaires, elles aussi très exigeantes financièrement, ou faut-il faire des choix et s’orienter vers un modèle « à l’anglaise », comme les Britanniques, qui ont annoncé, en mars, vouloir dégraisser leur armée de Terre et prioriser le spatial, le cyber et toutes les technologies pour affronter une éventuelle guerre hybride ?

Si on s’accroche à notre modèle « complet », ce n’est pas par hasard. La loi de programmation militaire actuelle [2019-2025] permet de préserver un modèle d’armée complet et équilibré, capable de remplir les missions de manière soutenable et dans la durée. On peut toujours tout imaginer et il ne faut s’interdire aucune réflexion. Mais, aujourd’hui, notre modèle est aussi la garantie d’une capacité de remontée en puissance sur l’ensemble du spectre le jour où nous aurons décidé qu’il est urgent de le faire. C’est aussi le gage de notre crédibilité, que ce soit au sein de l’OTAN ou dans les alliances en général. C’est vrai que cela a un coût, que c’est tentant de faire des choix, mais les grands coups de barre sont rarement compatibles avec le maintien d’une capacité militaire crédible dans la durée.

En début d’année, la France a été pointée du doigt à deux reprises pour des frappes au Mali par la division des droits de l’homme de la Minusma. La première enquête, sur le village de Bounti, a été rendue publique, mais pas la seconde, qui concerne une frappe fin mars à Talataye ayant visé pour partie des mineurs. Ces mises en cause, que vous avez contestées, ont-elles malgré tout conduit à des réajustements en matière de doctrine, de ciblage ou de zone d’opération ?

Elles ont engendré un durcissement accru des règles que nous respectons strictement pour déterminer les cibles que nous avons à traiter. C’est un contrôle supplémentaire de la légalité et de la légitimité de la frappe. Nous ne nous contraignons pas pour autant dans l’emploi de nos armes. Nous garantissons seulement encore plus au politique que nous sommes bien dans le respect du droit international humanitaire (DIH).

Justement, ces frappes ont mis en lumière l’interprétation divergente qu’avait la France – comme d’autres puissances – du DIH tel que communément défendu par la Croix-Rouge, notamment sur la notion de « participation directe aux hostilités ». Cette interprétation est-elle tenable dans la durée sur un terrain aussi asymétrique que le théâtre sahélien ?

Oui, pour moi, c’est tenable. Si je détecte des gens en train de poser un engin explosif ou d’encercler un poste allié, même si ces personnes n’ont pas d’armes et que j’acquiers la certitude à leurs mouvements qu’elles sont en train de préparer une agression, je vais considérer qu’il s’agit d’ennemis. Il a pu arriver que nous ayons des doutes, parce que précisément les individus que nous visions avaient eu recours à des enfants soldats.

Un exemple ?

Des mineurs ont pu être touchés parce qu’ils n’avaient pas été identifiés initialement comme tels. J’ai en mémoire un exemple particulier, qui a fait l’objet d’un compte rendu très précis à la Minusma et d’une communication à la Croix-Rouge.

Vous avez dirigé, en 2018, un ouvrage, paru chez Gallimard, intitulé « Le Soldat, XXe-XXIe siècle ». Comment voyez-vous le soldat de 2022 durant cette année qui s’annonce très particulière, avec la possibilité qu’un candidat d’extrême droite soit élu à la présidence de la République ?

Il devra conserver ce qui fait la qualité du soldat français. C’est-à-dire conserver le sens de l’engagement qui lui fait accepter une contrainte forte de disponibilité et la prééminence du collectif : ce qu’on appelle la fraternité. Le tout en étant de plus en plus conscient de son environnement, notamment numérique, en gardant le sens de ce qu’il fait. Quel que soit le candidat élu à la présidence de la République, chaque militaire devra continuer à faire son métier, à assumer le coût de son engagement au service des armes de la France.


Propos du général d’armée François LECOINTRE
recueillis par Elise VINCENT
Source : Le Monde
Date : 13 juillet 2021

Source : www.asafrance.fr