STABILITÉ STRATÉGIQUE : Russes et Américains à nouveau à Genève

Posté le dimanche 25 juillet 2021
STABILITÉ STRATÉGIQUE : Russes et Américains à nouveau à Genève

L’agence TASS l’annonçait le 14 juillet dernier et la revue russe Kommersant, reprise par l’agence Reuters, le confirmait mardi 20 juillet : « La Russie et les États-Unis ont convenu de tenir leur premier cycle de discussions sur la stabilité stratégique nucléaire le 28 juillet à Genève » (1).
Une suite, bien sûr, de la rencontre en Suisse, le 16 juin dernier, entre les deux présidents Vladimir Poutine et Joe Biden, accompagnés d’énormes délégations (800 personnes pour les Russes, plus de 1000 pour les Américains). Une rencontre organisée à l’initiative de Joe Biden qui clôturait sa tournée en Europe – G7 au Royaume Uni, OTAN à Bruxelles. Le président américain promettait, selon l’AFP, de dire à son homologue, certes « intelligent » et « dur », quelles étaient les « lignes rouges » -, mais aussi de travailler sur des « terrains communs », nous le relevions ici (2). Les deux hommes avaient donc convenu, poursuit Reuters, « d'entamer un dialogue bilatéral afin de jeter les bases de futures mesures de contrôle des armes et de réduction des risques ». Dans leur déclaration commune au sortir du sommet de Genève en juin, précise TASS, « les deux dirigeants ont souligné qu'ils avaient l'intention de lancer un dialogue bilatéral global sur la stabilité stratégique qui serait substantiel et énergique. Les deux pays vont également lancer des consultations sur la cybersécurité, le contrôle des armements et un échange de prisonniers ».

Ajoutant : « La Russie est favorable à la discussion de tous les types d'armements sans exception qui affectent la stabilité stratégique d'une manière ou d'une autre : les armes stratégiques nucléaires et conventionnelles, les armes offensives et défensives qui ont un impact sur la sécurité mondiale et la stabilité stratégique ».

On est loin bien sûr d’un monde « sans armes nucléaires » aussi « éloigné qu’en soit le rêve », tel que Barack Obama, en déplacement à Berlin, l’évoquait en juin 2013 (3) après avoir signé l’accord START, dit New START (Strategic Arms Reduction Treaty) avec Dimitri Medvedev le 8 avril 2010 à Prague. Un traité qui faisait suite à ceux des années 1970 et à ceux des années 1990. Néanmoins on le sait, le « redémarrage » (reset) des relations russo-américaines avait fait long feu. Et Barack Obama avait restauré un vieux projet de bouclier antimissile en Europe que les Russes considéraient comme une menace directe. Puis il y a eu Donald Trump, avec ses intentions d’ouverture : « Je pense qu’un allègement des tensions et de meilleures relations avec la Russie – depuis une position de force – est possible. Le bon sens dit que ce cycle d’hostilité doit s’achever. Certains disent que les Russes ne seront pas raisonnables. Je veux en avoir le cœur net. Si nous ne pouvons pas trouver un bon accord pour l’Amérique, alors nous quitterons rapidement la table de négociations » (discours de politique étrangère du candidat Trump le 27 avril 2016 à l’hôtel Mayflower, Washington). 
Supposé - et accusé d’être la « marionnette » des Russes, Donald Trump a néanmoins a décidé en février 2019 de sortir du traité sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI, missiles terrestres d’une portée de 500 à 5000 km) signé entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev (4). Tout en quittant aussi en novembre 2020 le traité Ciel ouvert – une idée déjà évoquée par le président Eisenhower en 1950 permettant à chacun de survoler le territoire de l’autre, idée alors refusée par les Soviétiques.

Signé sous l’égide de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), détaille Laurent Lagneau pour Opex360 (5), « ce traité indique que chaque pays signataire doit accepter un certain nombre de vols d’observation au-dessus de son territoire (quota passif), ce qui lui donne le droit d’en réaliser autant qu’il en accueillis (quota actif). De tels vols sont soumis à des règles : un préavis de 72 heures doit être notifié au pays devant être survolé et les capteurs embarqués ont des performances limitées, à savoir une résolution ne devant pas excéder 30 centimètres pour les optiques, 50 centimètres pour les dispositifs infrarouges et 3 mètres pour l’imagerie radar ». Les Russes abandonnent à leur tour le traité le 15 janvier 2021. La France, l’Allemagne et d’autres, signataires du traité, en ont déploré la disparition.

Et, pour parfaire le détricotage des accords passés pendant et après la guerre froide, accords qui avaient permis de vivre en ce qui concerne le nucléaire une « époque des soixante-dix paisibles » (Michel Serres), Donald Trump enfin n’a pas reconduit le traité New START d’Obama qui arrivait à échéance en février 2021. Traité que Joe Biden a fait prolonger par le Parlement dès son investiture, le 28 janvier 2021, après s’être entretenu pour la première fois au téléphone avec son homologue russe le 26 janvier. « Il a appelé le président Poutine cet après-midi avec l’intention de lui dire notre volonté de prolonger pour cinq ans New START », précisait la porte-parole de la Maison Blanche Jen Psaki. Joe Biden est dans la ligne, rappelle l’Arms Control Association, de ce que, alors sénateur, il déclarait en 1979, au plus fort de la guerre froide : « La poursuite du contrôle des armements n'est pas un luxe ou un signe de faiblesse, mais une responsabilité internationale et une nécessité nationale ». Quant au président russe Vladimir Poutine, rapporte encore l’AFP (6), « il a soutenu une «normalisation» des relations russo-américaines a indiqué le Kremlin dans un communiqué. Le président russe a «noté qu'une normalisation des relations entre la Russie et les États-Unis répondrait aux intérêts des deux pays mais aussi de ceux de toute la communauté internationale, étant donné la responsabilité particulière (de ces deux États) dans le maintien de la sécurité et de la stabilité dans le monde», a rapporté la présidence russe ».

Certainement mais de quoi s’agit-il exactement ? Si l’on en croit le SIPRI, l’institut international de recherche sur la paix de Stockholm qui fait autorité en la matière, les deux pays détiennent 90% des armes nucléaires du monde. Même si la Chine, nous dit Stéphane Bussard pour le Temps helvétique (7), « met les bouchées doubles pour rattraper son retard sur les deux grandes puissances ». Elle serait « en train de construire en secret pas moins de 119 silos pour des missiles balistiques intercontinentaux près de la ville de Yumen, en bordure du désert de Gobi, dans la province de Gansu (…). Si Pékin devait achever la construction de ces silos, elle pourrait en disposer bientôt de quelque 145, avec autant de missiles. Cela provoquerait un séisme dans la stabilité stratégique du monde ». Bien sûr, il est « impossible à ce jour de savoir si la Chine envisage réellement de se doter de 119 missiles balistiques intercontinentaux ou si le pouvoir chinois multiplie le nombre de silos pour tromper sur son réel arsenal nucléaire ou pour brouiller les pistes afin d’éviter que les silos abritant de réels missiles soient attaqués ». Donald Trump, qui se défiait des ambitions chinoises, souhaitait intégrer la Chine aux mêmes traités signés avec les Russes – tout en disposant d’autre part de sa liberté quant aux missiles de courte et moyenne portée (FNI). Quant à l’objectif du New Start donc reconduit pour cinq ans par Joe Biden avec Moscou ? Il s’agit de limiter à 1500 ogives déployées les arsenaux russes et américains – 30% de moins qu’avec le SART précédent), et à 800 le nombre des lanceurs et des bombardiers lourds. A ceci, il faut ajouter que les deux pays s’autorisaient des inspections mutuelles de leurs sites militaires.

Comment les décisions de Joe Biden ont-elles été accueillies aux Etats-Unis, où la Russie est diabolisée ? Pas si mal, si l’on en croit CNN le 21 janvier (8). On diligente des enquêtes sur les « méfaits » russes, tout en défendant les intérêts américains : « "Même si nous travaillons avec la Russie pour promouvoir les intérêts américains, nous nous efforçons également d'obliger la Russie à rendre compte de ses actions imprudentes et hostiles" » disait ainsi la porte-parole de la Maison Blanche, Jen Psaki. De son côté, un porte-parole du Pentagone ajoutait, en saluant la décision de Joe Biden : « Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre les outils d'inspection et de notification intrusifs de New START ». Et encore, dans un communiqué : « Ne pas prolonger rapidement le New START affaiblirait la compréhension de l'Amérique des forces nucléaires à longue portée de la Russie. La prolongation des limitations du traité sur les stocks d'armes nucléaires stratégiques jusqu'en 2026 donne du temps et de l'espace à nos deux nations pour explorer de nouveaux accords de contrôle des armes vérifiables qui pourraient réduire davantage les risques pour les Américains ». Pour Daryl Kimball, le directeur de l'Arms Control Association, il s’agit d'une « décision adulte, pleine de bon sens. Le nouveau traité START est essentiel pour la sécurité des États-Unis et de la Russie, c'est le seul traité restant qui réglemente les deux plus grands arsenaux nucléaires du monde ». Même s’il ne doute pas des difficultés à venir « parce que nous avons plus d'une décennie de problèmes accumulés qui doivent être résolus dans la relation nucléaire américano-russe ».

Le 16 juin dernier, à Genève, on faisait beaucoup de théâtre devant un parterre de 3 000 journalistes. Le 28 juillet, dans la discrétion, on se met au travail. C’est une bonne nouvelle.

 

Hélène NOUAILLE
La lettre de Léosthène, le 24 juillet 2021, n° 1581/2021
http://www.leosthene.com 



Notes 
:

(1) US News/Reuters, le 20 juillet 2021, Russia, U.S. to Hold Nuclear Arms Control Talks on July 28 – Kommersant
https://www.usnews.com/news/world/articles/2021-07-20/russia-us-to-hold-nuclear-arms-control-talks-on-july-28-kommersant

(2) Voir Léosthène n° 1571 du 16 juin 2021, Biden et Poutine à Genève : terrains communs, dits et non-dits

(3) Voir Léosthène n° 858/2013, le 29 juin 2013, Nucléaire : Obama en trompe-l’œil
Le 19 juin 2013, le président américain parlait à Berlin de désarmement nucléaire. Il revenait sur le sujet - applaudi par le grand public - d’un « monde sans armes nucléaires », aussi « éloigné qu’en soit le rêve ». Dans les faits cependant, Barack Obama a restauré un vieux projet de bouclier antimissile en Europe dont les Russes considèrent qu’il les menace directement. « La stabilité stratégique est affectée également par les systèmes de défense antimissile, elle est et sera affectée à l'avenir par les plans américains visant à créer des armements stratégiques non nucléaires (…) mais qui sur le plan militaire seront beaucoup plus efficaces que les armes nucléaires actuelles » répondait donc le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov le 20 juin 2013. Il n’est pas question encore d’un nouvel équilibre stratégique.

(4) Voir Léosthène n° 1353/2019, du 6 février 2019, Nucléaire : un traité tombe à l’eau avec l’après Guerre froide

Pourquoi Donald Trump a-t-il décidé et annoncé, samedi 2 février, de sortir d’un traité qui, signé en 1987 avec l’Union soviétique, interdisait l’usage de missiles terrestres nucléaires d’une portée de 500 à 5 500km ? Ce traité sur les Forces nucléaires intermédiaires, FNI (INF en anglais), conclu entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev, marquait un tournant dans l’ordre mondial : la fin de la Guerre froide. Mais depuis, les temps ont changé : « La puissance américaine ne pourra prévenir l’émergence d’un ‘compétiteur de même niveau’, comme certains cercles l’espéraient après la Guerre froide » relève le docteur en histoire Jean-Philippe Baulon, spécialiste de la sécurité américaine. Les cartes sont redistribuées. Cela, Donald Trump l’a compris. Et il cherche continûment à adapter son pays à une situation nouvelle en se dégageant des traités – commerciaux, militaires – qui, considère-t-il, le contraignent.

(5) Opex360, le 15 janvier 2021, Laurent Lagneau, La Russie se retire du traité "Ciel ouvert", qui autorise le contrôle des mouvements militaires
http://www.opex360.com/2021/01/15/la-russie-se-retire-du-traite-ciel-ouvert-qui-autorise-le-controle-des-mouvements-militaires/

(6) Le Figaro/AFP, le 26 janvier 2021, Biden et Poutine évoquent plusieurs dossiers brûlants lors de leur premier entretien téléphonique

https://www.lefigaro.fr/international/biden-et-poutine-evoquent-plusieurs-dossiers-brulants-lors-de-leur-premier-entretien-telephonique-20210126 

(7) Le Temps, le 8 juillet 2021, Stéphane Bussard, La fulgurante expansion nucléaire chinoise
https://www.letemps.ch/monde/fulgurante-expansion-nucleaire-chinoise

(8) CNN, le 21 janvier 2021, Kylie Atwood, Jennifer Hansler et Vivian Salama, Russian nuclear arms treaty : Biden admin orders investigation into Russian misdeeds as it seeks nuclear arms treaty extension
https://edition.cnn.com/2021/01/21/politics/biden-new-start-extension/index.html 

 

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