STRATEGIE : Entre OTAN, UE et Russie, quelle autonomie stratégique pour la France ?

Posté le lundi 23 mars 2020
STRATEGIE : Entre OTAN, UE et Russie, quelle autonomie stratégique pour la France ?

Quand bien même on craindrait les « cyber-intrusions » russes ; même si, pris de court par le retour populaire de la Crimée dans le giron russe, les Européens gouvernés par l’Amérique restèrent tétanisés par l’habileté de Poutine, il n’en reste pas moins qu’organiser des manœuvres de l’OTAN, au XXe siècle, sous le nez de Moscou, plus de 30 ans après la chute de l’URSS, comme si le Pacte de Varsovie existait encore, tient de la provocation irresponsable.

Y participer révèle un suivisme aveugle, signifiant une préoccupante perte de notre indépendance stratégique.

Des commentaires légitimes redoutent de choquer nos partenaires européens de l’Est européen. On oublie cependant qu’en 1966, il y a plus d’un demi-siècle Charles de Gaulle dont tout le monde se réclame, mais que personne n’ose plus imiter - sauf en posture -, avait purement et simplement signifié à l’allié américain à qui l’Europe et la France devaient pourtant leur survie stratégique, qu’il n’était plus le bienvenu à Fontainebleau.

C’est que le « Connétable », ayant chevillé à l’âme l’indépendance du pays, n’avait pas oublié qu’en 1944 Roosevelt avait l’intention de mettre la France sous tutelle administrative américaine.
C’est peu dire que les successeurs gaullistes ont trahi la mémoire du rebelle de 1940.

Nombre de militaires d’abord, au prétexte que l’OTAN était une norme opérationnelle et technologique, pourvoyeur à l’occasion d’un appui logistique essentiel, n’ont cessé de militer pour contourner l’affirmation d’indépendance gaullienne, sans cesser de s’en réclamer.

Déjà en avril 1991, dans l’opposition, appuyant Philippe Seguin contre Charles Pasqua et Jacques Chirac, François Fillon également opposé au traité de Maastricht, avait tenté la quadrature du cercle dans une tribune du Monde.

Il y soutenait que l’Europe de la défense était une « chimère » tout en proposant de « placer ses alliés au pied du mur en proposant une véritable européanisation de l'alliance atlantique, en concurrence avec l'actuel projet de simple replâtrage de l'OTAN sous leadership stratégique américain. ».
Son but était également de préparer le retour de la France dans le commandement d’une OTAN repensée, à l’aune disait-il de « l’esprit de 1949 » avec une « européanisation de tous les commandements » et « coopération et interopérabilité des forces plutôt que leur intégration ».  

En 1995, dès son entrée à l’Élysée, Jacques Chirac, pourtant le premier héritier de l‘exigence d’indépendance sous le grand pavois de Charles de Gaulle, entamait les négociations pour le retour de la France dans le Commandement intégré de l’Alliance.
En échange - mais sans réel moyen de pression - il réclamait, l’attribution à Paris du poste de Commandement du flanc sud de l’Alliance à Naples, tout de même port d’attache de la 6e flotte de l’US Navy.

Un article de Libération dont la lecture est édifiante détaillait le 27 février 1997, sous la plume de Jacques Amalric, ancien correspondant du Monde à Washington et à Moscou, les dessous de ces marchandages. Chacun jugera à quel point les contorsions sémantiques contrastaient avec l’inflexible fermeté gaullienne, 30 ans plus tôt.
(https://www.liberation.fr/planete/1997/02/27/otan-comment-washington-a-coule-paris-la-correspondance-avec-chirac-revele-la-volonte-de-clinton-de-_195635)

Au passage, il est juste de rappeler que c’est la gauche française qui, apparemment à contre-emploi, s’est opposée au sabordage de l’héritage gaullien. En 1997, Lionel Jospin, devenu Premier ministre, affronta directement Jacques Chirac sur cette question.

Mais celui qui s’est, de manière caricaturale, livré pieds et poings liés à Washington, c’est bien Nicolas Sarkozy, venu en août 2007 aux États-Unis étaler ses déboires conjugaux avec Cécilia, au milieu du clan Bush vaguement gêné.
Le résultat fut l’annonce faite par le Président français devant le Congrès des États-Unis, le 7 novembre 2007, 41 ans après l’affirmation d’indépendance de Charles de Gaulle. L’affaire fut entérinée par le parlement français saisi par une motion de censure, rejetée en 2009.

Pour le prix de son retour, Paris reçut la compensation du Commandement non directement opérationnel dit « Allied Command Transformation » (A.C.T) basé à Norfolk dont la mission est une réflexion technologique, structurelle, tactique et stratégique en même temps qu’une action pédagogique vers les pays membres, visant à la fois à la prise de conscience et à l’harmonisation. Sans en nier l’importance, on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit d’une consolation :

- Fournir le cadre conceptuel pour la conduite de futures opérations conjointes combinées ;
- Définir le concept et les moyens capacitaires des opérations futures de l’Alliance ;
- Évaluer la pertinence des concepts opérationnels émergents – notamment dans le domaine des hautes technologies - et les traduire en une doctrine d’emploi validée par la recherche scientifique à la fois fondamentale et expérimentale ;
- Persuader les nations membres, individuellement et collectivement, d'acquérir les capacités indispensables et de fournir la formation initiale nécessaire à la mise en œuvre des nouveaux concepts validés, qu’ils soient endogènes à l’OTAN ou générés hors Alliance.

Nous en sommes là. 54 ans après la brutalité du panache stratégique gaullien, le processus est un renoncement. Aujourd’hui, alors que le pouvoir a abandonné à Bruxelles et à la Banque Centrale Européenne une partie de sa marge de manœuvre régalienne, en écoutant les déclarations politiques évoquant l’indépendance de la France on est saisi par l’impression d’une paranoïa.
Elle diffuse le sentiment d’un « théâtre politique » factice, probablement à la racine d’une désaffection électorale, dont l’ampleur est un défi pour notre démocratie.

Enfin, pour un pays européen déjà sévèrement frappé par d’autres menaces, dans une Union menaçant de se déliter, alors que le voisin grec est confronté à un défi migratoire lancé par le Grand Turc membre de l’Alliance, mais cependant engagé dans une stratégie de retour de puissance par le truchement d’une affirmation médiévale religieuse clairement hostile, aller gesticuler militairement aux ordres de Washington aux frontières de la Russie qui n’est depuis longtemps plus une menace militaire directe, traduit pour le moins une catalepsie intellectuelle, confinant à la perte de l’instinct de survie.

Il faut rechercher les racines de ce naufrage dans notre passé récent.

S’étant abîmée à deux reprises au XXe siècle dans le nihilisme suicidaire, la 2e fois dans une abjection morale impossible à justifier, l’Europe a, en dépit des vastes apports de ses « lumières », perdu les ressorts moraux de l’estime de soi, condition première d’une affirmation de puissance.

Plus encore, le sillage mental de cet héritage insupportable véhicule toujours un parasitage du jeu démocratique. Interdisant à la pensée conservatrice de s’exprimer, la mémoire du génocide raciste plombe toutes les politiques de contrôle des flux migratoires et de répression des incivilités, y compris celles menaçant clairement l’intégrité du territoire. Par deux fois déjà jetant le bébé démocratique avec l’eau du bain de la mémoire manipulée, l’opprobre moral a faussé le jeu démocratique normal d’une élection présidentielle.

Cette dépression morale de la Vieille Europe a conduit à son effondrement stratégique, laissant libre cours à l’empiètement américain. De ce point de vue, il n’est pas étonnant que l’Allemagne se soit aussi longtemps affirmée comme le premier point d’appui stratégique de l’Amérique en Europe.

Ajoutons que les accusations qui, dans ce contexte, où les menaces ont radicalement évolué, soupçonnent l’Amérique de perpétuer une mentalité de guerre froide hors du temps, ne manquent pas de pertinence. Le blocage politique antirusse de toutes les élites américaines confondues s’articule à l’obsession stratégique de perpétuer la raison d’être de l’OTAN, un des principaux adjuvants de la prévalence américaine après 1949.

Notons cependant que, sévèrement critiqué par sa propre bien-pensance, Trump qui harcèle verbalement l’Europe en même temps que la plupart de ses alliés, est au contraire de son administration et du complexe militaro-industriel, favorable à un rapprochement avec la Russie.

 

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Dans ce contexte dont il faut bien reconnaître que la trajectoire générale est à rebours de la décision de rupture gaullienne de 1966, que faire pour nous libérer de l’emprise américaine et initier un rapprochement avec Moscou ?

Les réponses argumentées reçues approuvent globalement avec plus ou moins de réserves la proposition de marquer nos distances avec l’OTAN, accompagnant un « rapprochement avec la Russie ». Mais toutes en pointent du doigt les difficultés.

Ces dernières évoquent la contradiction qu’il y aurait à refuser la participation à un exercice, alors même que nous faisons partie du haut commandement intégré de l’Alliance, ou encore la crainte de provoquer un éclatement de l’Europe, en passant par celle de « passer pour des extrémistes » au détriment de notre crédibilité.

Il est cependant nécessaire de tirer le bilan des avantages / inconvénients de notre retour dans le commandement intégré avec cependant des responsabilités opérationnelles réduites. Faut-il enfin, balayant tous les inconvénients, tourner le dos à Washington désormais considéré par beaucoup comme un hostile ?

 

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Le Dao (Tao : la voie note de l’ASAF) chinois affirme que « la réalité se construit du battement des contraires ». Illustrant le mouvement cosmologique et la succession cyclique des saisons, la vision porte également sur les interactions entre les situations, les hommes et leurs organisations. Elle spécule que tout changement est le résultat d’une contrainte adverse, sans être nécessairement un affrontement hostile.

Dans le cas qui nous occupe, il est illusoire de croire que, sans une pression significative, les États-Unis modifieraient à la fois leur attitude de suzerain à l’égard des membres de l’Alliance et leur hostilité anachronique avec la Russie.

L’épidémie qui frappe le monde bouleverse les routines et les repères. Elle met à jour les dysfonctionnements et les incohérences. Elle rappelle qu’à la chute de l’URSS, l’OTAN a trahi sa promesse de respecter la Russie, mettant la sécurité de l’Europe en danger.

Du coup, la crise incite à revenir à l’essentiel du régalien : la sécurité des Français et l’indépendance de sa diplomatie dont on voit bien qu’elles ne peuvent être abandonnées à d’autres. « Quand revient le malheur, quand rôde la guerre - par exemple à la frontière gréco-turque - ou la mort - avec la pandémie -, les zombies des organisations internationales n’ont plus rien à dire - et d’ailleurs on ne les consulte plus. C’est le grand retour au carré magique de la survie. » dit Philippe de Villiers dans une interview à Valeurs actuelles, publiée le 18 mars.
(https://www.valeursactuelles.com/clubvaleurs/politique/philippe-de-villiers-le-nouveau-monde-est-en-train-de-mourir-du-coronavirus-117159)

Le moment est venu de tenter une pression sur Washington en engageant un dialogue stratégique avec Moscou. Le but ne serait pas un renversement d’alliance, mais un rééquilibrage. Le boycott de la manœuvre OTAN sonnerait comme « coup de cymbale » adressé à Washington et Moscou signifiant la fin des léthargies.
Pour éviter qu’il soit perçu comme une provocation par les pays Baltes et les PECO, il serait nécessaire de placer la manœuvre dans un contexte européen. Paris donnerait l’élan. Mais si la France restait isolée dans cette séquence, les chances de rééquilibrage stratégique seraient faibles.

Pour autant gardons-nous de deux écueils : le premier serait de tourner le dos à Washington, « Il s’agit de faire l’Europe sans rompre avec les Américains, mais indépendamment d’eux », répétait Charles de Gaulle ; le 2e serait la tentation fédéraliste, tant il est vrai que « l'arbitraire centralisation provoquera toujours, par chocs en retour, la virulence des nationalités. (…) L'union de l'Europe ne saurait être la fusion des peuples, mais qu'elle peut et doit résulter de leur systématique rapprochement. » (Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir).

 

François TORRES
Officier général (2s)


Le général (2s) François TORRES est un contributeur régulier de l’ASAF. Il est très apprécié des lecteurs en raison de la pertinence de ses analyses, de sa vaste culture et de son expérience internationale peu commune.

 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr