Commémorer le courage - LIBRE OPINION du Colonel (ER) Gilles LEMAIRE.

Posté le lundi 20 juin 2016
Commémorer le courage - LIBRE OPINION du Colonel (ER) Gilles LEMAIRE.

Nous avons de plus ou moins loin suivi la relation généralement succincte de la récente commémoration du 100e anniversaire de la bataille de Verdun. Commémoration longue et finalement fatigante pour ceux qui ont pu la suivre en intégralité sur les écrans de France 2, spectacle au déroulé lourd où les acteurs principaux se livraient à un exercice officiel et donc obligé. Nous étions loin de la brillante tenue du discours du général de Gaulle en 1966, de la charge affective de la poignée de main de 1984 entre le chancelier Kohl et le président Mitterrand.

Revenons sur le sujet. Que dire de Verdun, sinon que cette bataille marque en tout premier lieu la mémoire des Français. Pourquoi cette bataille se voit-elle accorder cette grave préséance ? D’autres ont eu la même densité, comme la bataille de la Somme qui sera commémorée en juillet prochain. Ou comme cette funeste offensive du Chemin des Dames d’avril 1917, moment où notre armée démoralisée devant l’échec a failli sombrer dans la crise des mutineries. La victoire de 1918 a été enfin acquise tout aussi chèrement, les derniers mois de guerre atteignant les taux de pertes les plus importants sans rejoindre cependant ceux de l’entrée en guerre où toute une génération a été exposée en rangs serrés et pantalons garance face aux mitrailleuses et à aux obus à explosif de l’adversaire. La fine fleur de la jeunesse française, des promotions de saint-cyriens, de polytechniciens, de normaliens, ont alors disparu dans la tourmente.   

Malgré tous ces épisodes douloureux, et même, observons-le, la simple tenue des tranchées dans un secteur calme où la seule perspective d’une balle perdue faisait individuellement courir le même risque de mort, un adage était partagé par tous les anciens de 14-18 : « qui n’a pas fait Verdun, n’a pas fait la guerre ».

C’est dire l’importance revêtue par ce moment pour les derniers témoins. Plusieurs raisons y concourent :
Verdun symbolise cette Grande Guerre que les Français dans leur immense majorité considèrent comme une guerre défensive. Sans doute dans un but général d’apaisement, la responsabilité du déclenchement du conflit est présentée comme partagée par les historiens d’aujourd’hui. Un ouvrage à succès, très anglo-saxon dans son approche, sorti, fort à propos en 2014[1], loi de l’édition oblige, désigne même la Russie et la France comme premiers responsables. Pourtant, il faut le rappeler, ce qui a fondamentalement motivé l’opiniâtreté des poilus est un fait incontestable : c’est l’Allemagne de Guillaume II qui a déclaré la guerre à la France, malgré l’attitude de temporisation initiale du gouvernement français qui avait même fait évacuer préventivement sa frontière sur dix kilomètres de profondeur pour éviter tout incident. Les Français sont entrés en guerre pas aussi gouailleurs et enthousiastes qu’on le dit, mais résolus devant l’agression manifeste. Il fallait défendre le pays !
C’est à Verdun que l’affaire semble avoir été la plus intense. Les combattants de première ligne ont été soumis à un véritable hachoir. Les forces rassemblées par l’adversaire étaient écrasantes, la volonté allemande, vraie ou fausse, a été interprétée comme celle de saigner à blanc l’armée française en l’obligeant à défendre coûte que coûte ce lieu hautement symbolique de l’histoire commune des deux pays.
Verdun, c’est le symbole associant refus de la soumission et esprit d’initiative, c’est le symbole des forces morales de citoyens- combattants agissant isolément dans un champ de bataille bouleversé, au milieu des trous d’obus, dans un enfer criblé de débris humains où même les tranchées avaient disparu.
Verdun, c’est enfin le symbole de l’inventivité et de la capacité d’adaptation dans les pires conditions, des vertus que l’on se plait à considérer comme françaises. Ces vertus conduisent à  la reprise méthodique de la supériorité du feu terrestre, à celle de la supériorité aérienne, face à un adversaire déterminé que l’on ramène sur ses lignes de départ après huit mois de quasi-corps à corps.

Commémorer ? Cette histoire met mal à l’aise les générations présentes. Le sacrifice de part et d’autre paraît incommensurable, inatteignable, hors de portée. L’examen d’un passé qui sent la poudre, le sang et l’odeur âcre de la pourriture - pour utiliser un mot convenable -  paraît impossible. Aux « somnambules[2] » d’un passé considéré comme révolu succèdent ceux d’un monde présent qui ne veut et ne peut plus penser la guerre. Tout sauf  la guerre, bien évidemment !
Faire courir une belle jeunesse au milieu du plus grand cimetière d’Europe est la réponse éthérée ainsi apportée mais on ne peut que douter de sa pertinence. La scénographie de Volker Schlöndorff a heurté la sensibilité de toutes les associations d’anciens combattants. Elle est exemplaire d’une manière d’être de notre temps. Elle esquive tout geste démonstratif trop implicitement relié à la mémoire et se réfugie vers une symbolique considérée comme sublimante. Elle élude la réalité objective, transgresse les frontières du réel, celles de l’esthétique traditionnelle, au profit de la pulsion et du ressenti. Elle nie l’horreur en refusant de l’expliquer. La négation qui confine à l’imposture dans sa démonstration. Elle est aussi celle de la peur. Peur de voir ressurgir le moloch de la guerre qui nous guette en permanence, peur de ce monstre que l’on sait voué à dévorer cette si belle jeunesse qu’il vaut mieux maintenir dans l’ignorance comme pour l’éloigner de ce destin. Peur enfin de disparaître au sein d’un monde dont l’Europe hier était le centre et dont elle est aujourd’hui le sujet, et sinon la proie.

La peur n’élude pas le danger, bien au contraire. Sachons bien regarder le monde d’hier, cela nous aidera à regarder celui qui nous entoure, et celui vers lequel nous allons. Nous ne devons pas avoir peur d’avoir peur.  

 

 

      
Colonel (ER) Gilles LEMAIRE

 

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[1] Les Somnambules. Eté 1914 : comment l'Europe a marché vers la guerre (The Sleepwalkers), traduit de l'anglais par Marie-Anne du Béru, Flammarion, "Au fil de l'histoire".

 

[2] Voir le titre de l’ouvrage évoqué ci-avant

Source : Colonel (ER) Gilles LEMAIRE