RELATIONS INTERNATIONALES : Offensive américaine en indopacifique

Posté le vendredi 19 mars 2021
RELATIONS INTERNATIONALES : Offensive américaine en indopacifique

« La présidence Biden a du mal à montrer que "l'Amérique est de retour" sur la scène mondiale » écrit l’ancien ambassadeur indien M.K. Bhadrakumar sur son site (1), tout en signalant en regard l’importance du déplacement du Secrétaire d’Etat Anthony Blinken et de celui de la Défense Lloyd Austin en Asie, « avant même de rencontrer les plus proches alliés des États-Unis en Europe ». La tournée a débuté le lundi 15 mars, en commençant par le Japon. « Biden est pressé et souhaite organiser un sommet du Quad » (Quadrilateral Security Dialogue), institution informelle née en 2006 sous Obama et réunissant les Etats-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie – les démocraties de la région indopacifique. Avec l’objectif avoué de contrecarrer l’influence chinoise en Asie Pacifique.

Sachant que le vendredi 12 mars, le président Biden tenait donc son premier sommet virtuel dudit Quad avec le premier ministre Indien Narendra Modi, l’Australien Scott Morrison et le Japonais Yoshihide Suga – sommet dont il se déclarait très satisfait (2).

Pourtant « le groupe quadrilatéral n'a même pas mérité une référence dans le "premier grand discours de politique étrangère" prononcé par le secrétaire d'État Antony Blinken le 3 mars ou dans le document intitulé Interim National Security Strategic Guidance publié par la Maison Blanche le même jour ». Pas plus qu’il ne l’avait évoqué lors de son audition par le Sénat, le 19 janvier dernier, audition que nous avions relevée ici (3). Cependant, Blinken soulignait alors que « Trump avait eu raison » d’adopter « une position plus ferme » à l’égard de Pékin. « Le principe de base était bon ». En effet, disait-il encore, la Chine « pose sans aucun doute le défi le plus important de tous les Etats-nations pour les Etats-Unis, en termes d'intérêts pour nous et pour le peuple américain ». De fait, constate notre ambassadeur indien, « Biden hérite de la pensée de Trump sur la Chine, tout en étant prêt à collaborer avec elle si cela sert les intérêts américains ».

La tournée d’Antony Blinken et de Lloyd Austin, qui se déplacent séparément, commence donc par le Japon, un allié sûr, où ils doivent rencontrer leurs homologues, puis le premier ministre Yoshihide Suga, 72 ans, successeur de Shinzo Abe depuis son retrait en septembre 2020 pour raison de santé. Suga, qui s’inscrit dans la continuité d’Abe, doit rencontrer le président américain le mois prochain à Washington. Après une visite des deux Américains en Corée du Sud mercredi 17 mars, Antony Blinken doit rencontrer son homologue chinois Wang Yi et son équipe en Alaska, pour la première fois – rejoint par le conseiller à la sécurité nationale, Jack Sullivan. Alors que Lloyd Austin sera en Inde.

L’idée-force de ce déplacement spectaculaire ? Antony Blinken et Lloyd Austin l’évoquaient dans une tribune donnée au Washington Post le 14 mars dernier (4). « La région indopacifique devient progressivement le centre de la géopolitique mondiale. Elle abrite des milliards d'habitants de la planète, plusieurs puissances établies et émergentes, ainsi que cinq des alliés des États-Unis. En outre, une grande partie du commerce mondial transite par ses voies maritimes ». Or « il est tout à fait dans notre intérêt que la région indopacifique soit libre et ouverte (…) et notre puissance combinée (avec celle de nos alliés dans la région) nous rend plus forts lorsque nous devons repousser l'agression et les menaces de la Chine ». Et en conclusion, pour que tout soit bien clair : « Tel sera notre message en Asie cette semaine et dans le monde entier au cours des semaines et des mois à venir ». Ajoutons de Lloyd Austin avait reconnu de son côté devant la presse que « l’avantage concurrentiel » américain s’était « érodé » quand la Chine modernisait rapidement son armée, dont la marine. « Nous avons encore un avantage mais nous allons le renforcer ».

Du côté indien, on réfléchit. « La perception internationale est que la Quadrilatérale est un embryon d'"OTAN asiatique" et une construction stratégique anti-Chine, peu importe le mantra selon lequel elle n'est pas dirigée contre le pays » constate pour sa part M.K. Bhadrakumar. Or, ajoute-t-il, « le Quad s'effondrerait sans la participation de l'Inde. L'ASEAN (Association des nations du sud-est asiatique) n'y touchera pas de sitôt. Mais le bénéfice que l'Inde retire de la Quad reste l'"inconnu" ». En effet, si les Etats-Unis courtisent continûment le géant, de George Bush à Barack Obama (voir le document), sa tradition de non-aligné l’a toujours gardé d’un engagement partisan. De plus, si l’Inde et la Chine ont connu des différends musclés (crise de Doklam en 2017 sur la frontière chinoise, plus récemment dans l’Himalaya et autour du lac de Pangong (5)), on note, selon notre ambassadeur indien, de « récents signaux positifs (…) qui ont non seulement permis d'achever en douceur le désengagement des troupes de la ligne de front dans la région du lac Pangong, mais qui prennent également la forme d'une désescalade progressive dans l'ensemble des relations, notamment dans la sphère économique ».

Sphère économique : justement, New Delhi ouvre la porte aux investissements chinois (batteries, fabrication de voitures électriques, recherche et développement, etc.). Selon un rapport de Reuters, précise encore le diplomate indien, « le gouvernement envisage également d'autoriser certains investissements d'entreprises chinoises dans certains secteurs par la voie "automatique", ou sans examen du gouvernement ». Un rapprochement en forme de cauchemar pour Washington et ses intérêts, évidemment.

Sait-on quelque chose du côté chinois ? Justement, l’Assemble nationale populaire (ANP) s’est réunie du 4 au 14 mars. Selon le sinologue François Danjou (6), si on s’y est montré prudent en matière de croissance ou de politique sociale, ou encore de budget (« En matière budgétaire et financière, c’est la retenue qui prévaut. Elle signale la prévalence au parti des tenants de la rigueur »). Rigueur « qui n’a cependant pas empêché le plus fort accroissement du budget militaire depuis deux ans : +6,8%, porté à 208 milliards de dollars, très au-dessus de la hausse du budget général de l’Etat, officiellement affiché à +1,8% ». Pourtant, le ministre des Affaires étrangères, Wang Yi, a montré de la retenue: « Dans le but d’apaiser les relations passablement crispées de la Chine avec l’Ouest (aux États-Unis, une enquête du Pew Research Center révélait récemment que 9 Américains sur 10 voyaient la Chine comme un concurrent, voire un ennemi), alors que le Parti s’apprête à célébrer son centenaire dans le faste, Wang Yi a adopté un ton moins vindicatif qu’en 2020 ».

Mais ? « Cinq sujets lui ont brièvement fait perdre son ton conciliant. En mer de Chine du sud, l’Amérique était un intrus prenant prétexte de « la liberté de navigation » pour créer un trouble dans la zone ; aux accusations de « génocide » au Xinjiang qui heurtent la dignité du peuple chinois, il a opposé l’histoire esclavagiste des Etats-Unis ». Il a également défendu la politique chinoise à Hong Kong, faisant valoir que, « durant l’ère coloniale, la R.A.S. n’avait jamais connu la démocratie ». Mais c’est à propos de Taïwan que le ton est devenu vindicatif. « Il a mis en garde contre les tentations de la précédente administration américaine de ‘‘franchir les lignes rouges’’ pour appuyer des forces séparatistes au pouvoir dans l’Île. ‘‘S’agissant de Taïwan’’ a-t-il martelé, « aucun compromis n’est possible ». Puis, ignorant superbement la volonté des 24 millions de Taïwanais : ‘‘L’île est chinoise et c’est au peuple chinois de décider de son futur’’ ». Sachant qu’avions de chasse et bombardiers chinois survolent l’île plusieurs fois par semaine. Et que Pékin conteste le passage régulier des navires américains (ou français) dans le détroit de Taïwan.

Voilà qui inquiète fortement Washington, qui s’est toujours opposée, si elle reconnaît le principe d’une seule Chine, à la résolution du statut de l’île par la force. L’amiral Philip Davidson, commandant du commandement indopacifique américain, déclarait même au sénat, mardi 9 mars dernier (7), que Taïwan était « l’une de leurs ambitions (…) menace manifeste au cours de cette décennie, en fait au cours des six prochaines années ».

On comprend la dimension de l’offensive américaine en Asie, les questions qui se posent autour du Quad (que le Royaume-Uni a demandé à rejoindre), à l’Inde en particulier, et le problème qui attend les Etats-Unis qui, hors des discours critiques à son égard, maintiennent en réalité sur le plan économique la politique (droits de douane, sanctions, etc.) mise en place par Donald Trump contre Pékin. Pour les observateurs, la question devrait peser sur la rencontre sino-américaine en Alaska parce qu’elle est essentielle pour l’image des deux parties – même et surtout parce que ni Pékin ni Washington ne souhaitent entrer dans un conflit armé. Comment Washington pourrait-il se démettre, en restant crédible, « de retour » aux yeux du monde, à la promesse de défendre Taïwan ?

 

Hélène NOUAILLE

 

Document :

 Extrait de Léosthène 530/2010, du 27 janvier 2010, Good morning India

Joe Biden était alors le vice-président de Barack Obama.

 

Good morning India...

« Good morning, et merci à tous de me recevoir ici. Je sors à l’instant d’une rencontre avec le ministre de la Défense et j’ai rencontré la nuit dernière le ministre des Affaires extérieures et le Premier ministre. Ces discussions, juste deux mois après le déplacement du Premier ministre Singh à Washington étaient une opportunité pour continuer à renforcer des liens qui sont indispensables à la paix et à la prospérité de nos deux nations ». Le vice-président américain, Joe Biden, était en Inde, étape d’un voyage extrême-oriental qui comportait deux autres escales, en Australie et en Indonésie. « L’émergence de l’Inde comme puissance mondiale et le développement des relations Inde Etats-Unis est l’une des success stories des vingt ans passés ». Ainsi débute une conférence de presse tout entière dévolue à souligner une « coopération qui aurait été inimaginable il y a seulement quelques années ».

En quelques mots, Joe Biden a posé les termes d’une équation géopolitique qui occupe à la fois les Etats-Unis et l’Inde autour, dit-il « d’intérêts convergents ». Intérêts si convergents ? Washington, dans la version initiée par George Bush et reprise par Barack Obama souhaite nouer un partenariat stratégique avec New Delhi. En 2006, Manmohan Singh, le Premier ministre indien, se voit offrir par les Etats-Unis un accès à la technologie nucléaire civile américaine, bien que l’Inde ne soit pas, à la différence de l’Iran, signataire du Traité de Non Prolifération. Cette nouvelle alliance a fait débat en Inde parce qu’elle semblait marquer une rupture avec la position d’un pays qui s’est tenu pendant cinquante ans sur le chemin du non alignement, dont elle a été un initiateur et un symbole, refusant pendant la guerre froide, d’entrer dans la confrontation des deux « blocs ».

(…).

Notes :

(1) Indian Punchline, le 5 mars 2021, M.K. Bhadrakumar, Biden proposes a Quad summit. This is why.
https://www.indianpunchline.com/biden-proposes-a-quad-summit-this-is-why/

(2) Business Standard, le 15 mars 2021, First virtual Quad summit went very well, says President Joe Biden
https://www.business-standard.com/article/international/first-virtual-quad-summit-went-very-well-says-president-joe-biden-121031500081_1.html

(3) Voir Léosthène n° 1530/2021 du 23 janvier 2021, Antony Blinken et la diplomatie américaine

(4) The Washington Post, le 14 mars 2021, Antony Blinken et Lloyd Austin, America’s partnerships are ‘force multipliers’ in the world
https://www.washingtonpost.com/opinions/2021/03/14/americas-partnerships-are-force-multipliers-world/

(5) Altitude, le 17 juin 2020, Arnaud P., Des dizaines de soldats indiens et chinois tués en Himalaya
https://www.altitude.news/himalaya/2020/06/17/inde-cede-du-terrain-chine-rives-lac-pangong/

(6) Question Chine, le 13 mars 2021, François Danjou, « Lianghui » 2021 : quand Li Keqiang est au chevet socio-politique du pays, Wang Yi s’exerce à l’apaisement international
 https://www.questionchine.net/lianghui-2021-quand-li-keqiang-est-au-chevet-socio-politique-du-pays-wang-yi-s

(7) US Senate Committee on Armed Service, le 9 mars 2021, Admiral Philip S. Davidson, Commander, Unites States Indo-Pacific Command, Testimony
https://www.armed-services.senate.gov/download/davidson_03-09-21

 

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Source photo : Pixabay 

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