AFGHANISTAN : La chute de Kaboul, « un vrai gâchis » pour les vétérans français d’Afghanistan

Posté le mardi 31 août 2021
AFGHANISTAN : La chute de Kaboul, « un vrai gâchis » pour les vétérans français d’Afghanistan

Engagés de 2001 à 2012 dans la coalition internationale, ils confient leur déception et leur tristesse et décrivent une défaite politique, à leurs yeux, prévisible.

Soudainement, leurs souvenirs se sont rallumés, le feu des armes, l’adrénaline, la poussière. Pour les militaires français qui ont servi en Afghanistan et leurs familles, la victoire éclair des talibans est, d’abord, une douloureuse déception.

« Ce retour à la case départ, la débandade américaine, les images abominables des Afghans qui tombent des avions… le symbole est extrêmement dur, c’est sinistre, témoigne le colonel François Vuillaumey, qui fut chef de corps du 1er régiment de hussards parachutistes – il a désormais quitté les rangs. Nous n’étions plus sur le terrain depuis 2012, mais cette défaite est celle de notre camp, et elle est d’autant plus douloureuse pour les familles de nos soldats qui en ont payé le prix le plus élevé, et ce pour rien. Je partage une infinie tristesse avec elles. »

Entre 2001, lorsque les forces spéciales sont venues prêter main-forte aux troupes américaines pour chasser les talibans de Kaboul, et 2012, quand le président François Hollande a décidé le retrait de la coalition internationale, 50 000 soldats français ont été déployés en Afghanistan. L’armée compte 90 tués sur le terrain, 700 blessés, et des milliers de traumatisés toujours en proie à leurs cauchemars. « Il ne faut oublier personne », souligne un ancien colonel de la Légion en les évoquant.

« Nos soldats sont morts pour la France en Afghanistan, non pas pour l’Afghanistan. Je dis à leurs parents qu’ils sont tombés en faisant le métier qu’ils aimaient », ajoute le général Nicolas Le Nen, ancien chef du 27e bataillon de chasseurs alpins, qui avait ouvert la vallée d’Alasay à l’issue d’âpres combats avec les talibans en 2008-2009.

Dans cette région du nord-est de Kaboul, tout début juillet, les fondamentalistes islamistes ont paradé sur les postes des districts de Surobi et Kapisa, tenus à l’époque par les Français. Le 18 août, alors que le président Ashraf Ghani venait de fuir son pays, des anciens se sont parlé comme chaque année pour évoquer l’embuscade talibane d’Uzbin. En 2008, sur les pentes de cette localité d’Afghanistan, elle a coûté la vie à 10 militaires français et en a blessé 21 autres. Des dizaines de talibans ont péri, ainsi que de nombreux civils afghans.

 

« Le sentiment d’une trahison »

Dix ans plus tard, en 2018, l’armée de Terre avait refusé de commémorer cet événement toujours à vif. En 2021, la réalité s’est chargée sans ménagement de convoquer le passé. « Cela va faire treize ans que mon fils Julien, parachutiste au 8e RPIMa [régiment de parachutistes d’infanterie de marine], nous a quittés, tombé sous les balles des talibans, ma plaie reste ouverte et ma haine contre le président de l’époque reste à l’identique, a ainsi écrit Joël Le Pahun sur les réseaux sociaux en réaction à la chute de Kaboul. Combien d’hommes et de femmes militaires, tous pays confondus, sont tombés sur place ? Le résultat est une débâcle internationale face à des sauvages. »

Ancien caporal-chef du 3e régiment d’infanterie de marine de Vannes, Rodolphe Guadalupi a formé des militaires afghans au secourisme de combat entre 2008 et 2009, dans le Wardak, à l’ouest de la capitale. Ces jours derniers, « mon premier sentiment a été celui d’une trahison, de la part de nos chefs politiques occidentaux pris dans leur ensemble, de l’OTAN et de l’Europe », confie-t-il en se disant « solidaire des familles chez qui cela rouvre des blessures ». Ce réserviste a « aussi un sentiment d’inachevé sur le plan humain, car nous avons créé des liens avec nos camarades afghans, nos interprètes, et nous abandonnons aujourd’hui une partie du peuple auprès duquel on s’est engagés ».

La chute de Kaboul « va remuer beaucoup de choses qui s’étaient un peu apaisées avec le temps, convient le général Olivier Celo, à l’époque jeune pilote d’hélicoptère de l’escadron 1/67 Pyrénées de Cazaux. Nous avons le sentiment d’un vrai gâchis. Les images de l’aéroport, des Afghans agglutinés autour du C-17 américain, nous ont pris aux tripes. Je ne peux pas laisser dire : “Tout ça pour rien.” Mais penser que le pays peut revenir à l’état dans lequel il était en 2001 »…

 

Une génération qui a redécouvert le combat

 A Uzbin, le capitaine Celo avait passé la nuit dramatique du 18 au 19 août 2008 à extraire morts et blessés. « Vers 3 heures du matin, on a fait débarquer des forces spéciales. Les corps de nos camarades étaient alignés au sol, il n’y avait pas de place pour atterrir, nous avons posé seulement une roue comme le veut la manœuvre en pareil cas, se souvient-il. Je ne voyais rien. L’image qui me reste est celle de la tête d’un de nos soldats que je ne pouvais identifier. Il fut mon seul repère. Ma crainte était que le souffle de l’appareil fasse tomber son corps du mauvais côté de la pente. »

Passé ces réminiscences, aucun de ces vétérans ne remet en cause la valeur de leur expérience de soldats. « J’en garde plus de positif que de négatif, assure Rodolphe Guadalupi. Partir était une forme d’aboutissement, ce pour quoi on s’était entraînés. Beaucoup d’entre nous sont revenus consolidés, aguerris, et si je devais y retourner, même en sachant que dans dix ans on reviendrait à la case départ, je le ferais. »

L’engagement afghan a forgé une génération militaire qui a redécouvert le combat après une décennie d’opérations de maintien de la paix. « L’Afghanistan a montré que nos soldats étaient valeureux et efficaces », résume le général Le Nen. « Impressionné par les paysans montagnards afghans », l’ancien colonel Vincent Pons, chef du 13e bataillon de chasseurs alpins, devenu lui aussi général à l’état-major, garde « un souvenir très fort » de sa mission de 2009-2010. « On enchaînait les opérations, avec des confrontations très directes contre l’insurrection. On a eu des succès locaux à l’époque, tactiques, dont nous étions fiers. Nous avons assimilé à cette période une rigueur dans la préparation des opérations dont nos capitaines se servent encore au Mali. »

 

Un échec politique

La France, engagée à reculons par Jacques Chirac, fut soucieuse sous Nicolas Sarkozy de repartir dès 2010 d’Afghanistan. Elle y est allée soutenir les Etats-Unis après les attentats terroristes du 11 septembre 2001 et faire honneur à sa place dans l’OTAN, pas pour édifier la démocratie, soulignent les militaires. La France « a alors acquis le statut d’une puissance militaire sérieuse. Ensuite, l’appui américain et européen au Sahel en a sans doute été facilité », rappelle le général Benoît Durieux, directeur de l’enseignement militaire supérieur, qui a commandé le 2e régiment étranger d’infanterie de Nîmes de 2008 à 2010.

Les soldats ont dû adhérer à l’idée de conquérir « les cœurs et les esprits » des Afghans pour édifier un Etat, vaine entreprise occidentale que l’OTAN avait baptisée « approche globale ». A Kaboul, les généraux américains vantaient alors les penseurs français de la contre-insurrection tels que David Galula, officier de la guerre d’Algérie. « Les références qui revenaient étaient l’Algérie et le Vietnam, mais l’Afghanistan n’avait rien à voir. Et sur le terrain, nous n’avions pas véritablement de doctrine, au-delà de la tactique très bien rodée de nos opérations », précise Benoît Durieux.

A leur retour de mission, les colonels ne rédigeaient pas de comptes rendus triomphalistes. « On avait tous déjà des doutes sur l’issue de cette guerre, des questionnements », dit Rodolphe Guadalupi. L’échec de la coalition internationale, qu’ils qualifient de « stratégique », « majeur », se situe au niveau politique, jugent nombre de militaires français. Le colonel Vuillaumey cite Saint-Exupéry dans Citadelle (Gallimard, 1948) : « La mort de la sentinelle sera payante parce qu’elle s’échangera contre l’empire. » « Il reste, note cet officier supérieur, à savoir ce qui constitue notre empire aujourd’hui. »

 

« Très décevant, pas très surprenant »

Quand, fin 2012, les blindés du 16e bataillon de chasseurs de Bitche ont quitté la base de Nijrab, dernière emprise tenue au nord-est de Kaboul, la mission de la France a été déclarée « accomplie ». Le bilan était fatalement solidaire de celui d’une armée afghane que la coalition disait « prête » à prendre la relève. Hors de toute réalité, l’OTAN annonçait qu’elle tiendrait le pays en 2014. Faite d’hommes courageux mais construite sur du sable, cette armée n’a pas combattu les talibans de 2021. Sur 300 000 soldats prévus, seuls 80 000 avaient été formés par les Occidentaux.

« Dans une guerre civile comme le fut celle-là, on ne peut gagner sans qu’une partie de la population s’engage résolument à nos côtés, estime le général Le Nen. Or, les Afghans sont restés dans une position d’attentisme, en disant : “Un jour vous partirez, et que se passera-t-il ?” Ils n’ont pas compris qu’ils avaient leur destin entre leurs mains. On ne peut pas libérer un peuple qui ne manifeste pas la volonté de l’être comme on le lui propose. »

Hormis sa rapidité, l’effondrement de l’Afghanistan ces dernières semaines n’a pas été une surprise pour ceux qui ont servi là-bas. « C’est très décevant, mais pas très surprenant », résume le général Durieux. « Ces guerres sont sans avenir dans la forme qu’on a employée, conclut l’ancien colonel de Légion, mais les vingt ans qui se sont écoulés sont vingt ans de gagnés. L’espoir est qu’ils permettront aujourd’hui le compromis entre les différentes parties afghanes. » Ces vétérans le soulignent : la suite de l’histoire n’est pas écrite.

 

Nathalie GUIBERT 

Le Monde
Date : 28 août 2021

Source photo : Ministère des Armées

 

 

Source : asafrance.fr