AFGHANISTAN : « L’Afghanistan n’est pas synonyme de déclin américain »  

Posté le dimanche 05 septembre 2021
AFGHANISTAN : « L’Afghanistan n’est pas synonyme de déclin américain »   

Deux semaines après le retour des talibans à Kaboul, Jean-Yves Le Drian tire les premières leçons de la crise afghane.
Pour le chef de la diplomatie, les fondamentaux américains vont rester les mêmes. Il appelle les Européens à prendre en main leur sécurité.

LE FIGARO.- Vous avez dit que vous espériez pour l’Afghanistan un gouvernement inclusif qui montre que les talibans ont changé. Mais que fait-on si « l’inclusivité » des talibans se révèle une chimère ?

Jean-Yves LE DRIAN.- Non, je n’ai jamais dit ça. Il s’agit d’une erreur d’interprétation et de retranscription d’un jeune journaliste de radio… Ce que j’ai dit, et c’est très différent, c’est que nous avions vis-à-vis d’eux quatre exigences : la levée des entraves pour ceux qui veulent quitter le pays ; le libre accès de l’aide humanitaire sur le territoire ; la rupture totale avec toute organisation terroriste ; le respect des droits fondamentaux, notamment celui des femmes. C’est sur ces bases, sur des actes, que nous jugerons l’action des talibans, et non sur leurs mots. C’est aux talibans de prouver qu’ils sont prêts à respecter ces exigences dans un futur gouvernement de transition dans le cadre des négociations de Doha. Et pour l’instant, nous n’avons aucun signe qu’ils prennent cette direction…

La France a-t-elle été à la hauteur vis-à-vis des interprètes afghans et de tous ceux qui ont travaillé pour l’armée et sont aujourd’hui menacés par les talibans ?

Oui. Elle a anticipé les évacuations. Dès que s’est précisé le retrait américain, entre le printemps et juillet, nous avons multiplié les alertes et rapatrié 623 agents locaux et leurs ayants droit. Plus de 800 auxiliaires de l’armée ont aussi fait l’objet de rapatriements depuis 2014. Nous avons fait notre devoir et nous continuerons à le faire pour ceux qui sont restés en Afghanistan malgré nos efforts. Grâce au pont aérien et à l’action courageuse de toutes nos équipes françaises, nous avons pu rapatrier plus de 2 800 personnes, dont plus de 2 600 Afghans, qui étaient menacés, soit en raison du métier qu’ils exerçaient soit à cause de leur engagement antérieur auprès des institutions françaises. Il reste encore du monde, mais les activités d’évacuation ne sont plus possibles depuis l’attentat de l’État islamique à l’aéroport de Kaboul et le retrait américain. Notre priorité est de trouver de nouvelles portes de sortie au plus vite. Ce n’est pas facile mais notre détermination et notre mobilisation sont totales. L’idéal serait la réouverture de l’aéroport de Kaboul, avec des mesures de sécurisation. Le sujet fait l’objet de discussions entre le Qatar et les talibans. En attendant, nous continuons à recueillir tous les signalements des personnes à risque.

Que fera la France si Pékin ou Moscou reconnaissent les talibans ?

La France reconnaît des États et non des gouvernements. Les talibans ont pris le pouvoir par la force à Kaboul et il n’est pas question de reconnaître ce pouvoir de fait. Pour le reste, nous attendons qu’ils respectent les engagements précités. Cette position est aussi celle du G7 et de l’UE.

Entre des Américains qui naviguent à vue et des Européens paniqués, que reste-t-il de l’Otan ? Vu les ratés de l’Isaf, l’opération de l’Otan en Afghanistan, l’Alliance atlantique devrait-elle se concentrer davantage sur la défense collective, c’est-à-dire la Russie, et renoncer à la gestion de crise et au peace building ?

En 2002, la création de la force de l’Otan était parfaitement justifiée. Il s’agissait alors de riposter aux attentats du 11 septembre 2001. C’était la première fois que l’Alliance déclenchait l’article 5, pour défendre l’un de ses membres, qui était attaqué. Cet engagement a atteint les résultats qu’il s’était fixés. Il n’y a plus eu d’attentat projeté depuis la plateforme afghane et Ben Laden a été neutralisé. C’est la raison pour laquelle François Hollande, considérant que l’objectif de lutte antiterroriste avait été atteint, a retiré les forces françaises combattantes d’Afghanistan dès 2012. Ce qui n’a pas marché, c’est la tentative de bâtir une gouvernance stabilisée par les armes. Quand on est attaqué par des terroristes, bien sûr qu’il faut répondre. Mais la leçon de l’Afghanistan, c’est qu’on ne peut pas imposer de l’extérieur à un pays par la force armée un mode de gouvernance quand il n’a pas un large appui du peuple et de sa classe politique.

La stratégie américaine qui consiste à se retirer du Moyen-Orient et d’Afghanistan pour concentrer toutes ses forces contre la Chine vous paraît-elle être une bonne stratégie ?

Personnellement, je ne condamne pas la décision de Donald Trump et de Joe Biden de se retirer d’Afghanistan. C’est leur libre choix. La France, qui a retiré ses forces combattantes de ce pays en 2012, serait bien en mal de le critiquer. J’étais alors ministre de la Défense. Si on peut reprocher quelque chose aux États-Unis, c’est d’avoir surestimé la capacité de résistance des Afghans aux talibans. Le fait que les talibans aient pris le pouvoir, par la force mais sans avoir à combattre, a donné une image désastreuse de l’armée afghane, des institutions politiques afghanes, et en conséquence du retrait américain. Mais sur le fond, la démarche américaine correspond à une tendance de fond amorcée dès la présidence de Barack Obama et compréhensible. Les États-Unis se recentrent sur leurs intérêts fondamentaux et renoncent aux grandes initiatives expéditionnaires militaires à l’étranger.

Mais ont-ils raison de quitter cette région tumultueuse ?

Face à ce recentrage américain, nous Européens devons accepter que nous n’avons pas la même géographie… Par exemple, le Sahel constitue notre frontière sud, mais l’Afghanistan ne constitue pas la frontière stratégique des Américains.

Ce changement de cap aura-t-il des conséquences sur la relation transatlantique ?

Le recentrage des États-Unis sur leurs intérêts fondamentaux et la conflictualité montante avec la Chine ont évidemment un impact sur les Européens. Le lien transatlantique doit perdurer et perdurera, mais il doit être plus équilibré. Le concept stratégique de l’Otan doit davantage prendre en compte les intérêts des Européens, comme la nécessité pour eux de continuer à combattre le terrorisme. Le retrait américain d’Afghanistan ne signifie pas une fragilisation de la relation transatlantique mais une interpellation pour un meilleur équilibre.

On avait déjà cru à un réveil de l’Europe sous Donald Trump. Mais le frémissement a vite été éteint par l’élection de Joe Biden. Croyez-vous vraiment que la débâcle américaine en Afghanistan soit de nature à secouer le Vieux Continent ?

Oui, je pense que ce sera le cas. Je remarque que la nature du débat est la même en Allemagne et en Grande-Bretagne. La nécessité du réveil européen dans une Alliance atlantique rééquilibrée commence à faire consensus.

Redoutez-vous un effet domino des événements afghans au Sahel ?

Non. Il n’est pas exclu que la prise de l’Afghanistan par les talibans engendre quelques velléités terroristes et j’observe que les talibans ne tiennent pas tout le pays car ils sont en conflit avec Daech. Mais la situation des Français au Sahel n’a rien à voir avec celle des Américains en Afghanistan. Notre action vise à lutter contre des groupes terroristes bien identifiés au Sahel, al-Qaida et Daech, dans une logique de sécurité des États concernés, mais aussi de notre propre sécurité. Nous y sommes à la demande des autorités locales. Enfin, nous ne sommes pas partis du Sahel, nous avons transformé notre opération de lutte antiterroriste pour l’adapter.

Quelles autres conséquences internationales les événements afghans peuvent-ils avoir ?

La Chine pourrait trouver un certain avantage à l’effet d’image actuel sur les États-Unis. Mais en même temps sa position est ambivalente, car Pékin n’a pas intérêt à une déstabilisation à ses frontières. Il pourrait donc y avoir des convergences avec la Chine, pour empêcher que l’Afghanistan ne devienne une base arrière pour le terrorisme. La Russie est dans la même position ambivalente. Satisfaite de ne plus être la seule victime du tombeau des empires, mais inquiète du risque terroriste qui pourrait venir d’Asie centrale. Il y a donc aussi là de possibles convergences d’intérêts. C’est pourquoi nous devons continuer de chercher à discuter avec ces deux pays, notamment au Conseil de sécurité. Pour l’instant, le pays qui profite le plus de cette nouvelle situation est le Pakistan. Depuis le retour des talibans, il a obtenu une plus grande profondeur stratégique pour servir ses propres intérêts, notamment face à l’Inde.

Comment allons-nous faire avec le Pakistan, qui tire les ficelles et avec qui les relations sont déjà au plus bas ?

Nous allons lui demander de contribuer à la lutte antiterroriste, comme c’est son devoir de le faire. Il faudra aussi gérer dans tous les pays voisins de l’Afghanistan les mouvements de population qui ne manqueront pas de se produire. Nous nous attendons en effet à des mouvements d’exil - 500 000 selon le Haut-Commissariat aux réfugiés - vers les pays voisins.

La déroute américaine en Afghanistan est-elle comparable à la chute de Saïgon en 1975 ?

Je ne suis pas très favorable aux comparaisons historiques. En 1975, on avait annoncé la fin de l’empire américain. Il s’est produit exactement le contraire dans les années 1980, une période de forte croissance des États-Unis.

Est-elle comparable alors à la débâcle soviétique en Afghanistan en 1979 ?

Non plus. Les Soviétiques avaient envahi l’Afghanistan dans une logique de deuxième guerre froide contre les Américains et ont perdu leur pari puisque l’invasion a au contraire révélé la faiblesse de l’URSS. Elle a été l’une des étapes du chemin qui a mené à l’effondrement soviétique. Les Américains sont venus en Afghanistan pour régler le compte des tours jumelles de New York, des attentats du 11 Septembre. Ils sont restés plus longtemps car ils ont voulu s’assurer que le pays ne puisse pas redevenir une base de projection pour le terrorisme. Mais le retrait américain n’a pas la même ampleur que celui des Soviétiques. Encore une fois, la géographie compte beaucoup. Les bases de la puissance américaine ne sont pas atteintes comme l’étaient celles de l’URSS.

Vous ne pensez pas que la défaite afghane pourrait abattre la puissance américaine ?

Non. Contrairement à ce qu’écrivent de nombreux éditorialistes, je ne crois pas que l’Afghanistan soit synonyme de déclin américain. Bien sûr, il s’agit d’un moment dur, car les images montrant la rapidité de l’effondrement et le manque de prévision ont semé le doute et l’effroi. Et cet échec a été rendu encore plus patent par la fuite du président afghan Ashraf Ghani et la déroute de l’armée. Mais les fondamentaux américains, eux, vont rester les mêmes, avec des intérêts recentrés et définis plus strictement.

Le retrait d’Afghanistan aurait-il pu être différent ?

Oui, si certaines erreurs n’avaient pas été commises. La plus grande fut la libération de 5 000 prisonniers afghans décidée par Donald Trump, qui a fourni des éléments de combat aux talibans. La seconde fut de trop prendre pour argent comptant les engagements de principe des talibans. La troisième fut d’avoir surestimé la gouvernance afghane.

Qu’allons-nous faire de la responsabilité de protéger en Afghanistan ? Comment allons-nous désormais défendre les valeurs des démocraties occidentales ?

Ce n’est pas à nous de dicter aux Afghans par les armes leurs choix de gouvernance. Mais c’est à nous de protéger ceux qui sont menacés, d’imposer nos exigences aux nouvelles autorités et d’utiliser nos leviers, politiques comme économiques, pour les influencer.


Propos de Jean-Yves LE DRIAN
Recueillis par Isabelle LASSERRE (Le Figaro)
Date : le 3 septembre 2021

  Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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Source : www.asafrance.fr