AFGHANISTAN : Une guerre en mutation

Posté le dimanche 05 septembre 2021
AFGHANISTAN : Une guerre en mutation

« Non. Contrairement à ce qu’écrivent de nombreux éditorialistes, je ne crois pas que l’Afghanistan soit synonyme de déclin américain ». Le chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian, s’exprimait le 2 septembre dans les colonnes du Figaro (1). En rupture avec le catastrophisme privilégié par la presse en Europe comme aux Etats-Unis après la chute de Kaboul le 15 août dernier et le retrait, en désordre, des Américains. « Bien sûr », reconnaissait-il, « il s’agit d’un moment dur, car les images montrant la rapidité de l’effondrement et le manque de prévision ont semé le doute et l’effroi. Et cet échec a été rendu encore plus patent par la fuite du président afghan Ashraf Ghani et la déroute de l’armée. Mais les fondamentaux américains, eux, vont rester les mêmes, avec des intérêts recentrés et définis plus strictement ».

Moment dur, certainement. Mais chacun savait le retrait américain inévitable. Nous l’évoquions ici (Léosthène n° 1227), Donald Trump l’avait annoncé dès septembre 2017 (2) : « le peuple américain est fatigué d’une guerre sans victoire ». Sachant toutefois qu’un « retrait hâtif créerait un vide pour les terroristes, y compris pour l’Etat islamique et al Caïda ». De multiples négociations sont engagées par Washington avec les Taliban (par exemple en janvier 2019 au Qatar), la diaspora afghane dans toutes ses parties se réunissait même à Moscou (sans le président Ashraf Ghani) en février 2019 (Léosthène n° 1354). En avril 2021 (Léosthène n° 1559), le général Kennet McKenzie, chef du commandement militaire pour l’Asie centrale et le Moyen-Orient (CENTCOM) témoignait lui-même devant le comité des forces armées du Sénat en précisant le nouvel objectif américain, Joe Biden devenu président : « Nous planifions en outre maintenant la poursuite des opérations de lutte contre le terrorisme dans la région. Veiller à ce que les organisations extrémistes violentes qui luttent pour leur existence dans l'arrière-pays de l'Afghanistan restent sous surveillance et pression persistantes » (3). Confirmation est donnée en juillet par Joe Biden (4) : « Nous développons sur le long terme une capacité de lutte contre le terrorisme qui nous permettra de garder les yeux fermement fixés sur toute menace directe pour les États-Unis dans la région, et d'agir rapidement et de manière décisive si nécessaire » (Voir Léosthène n° 1578 : Afghanistan, en route pour une guerre hybride).

L’étonnant tient à l’organisation erratique du départ américain commencé avec l’abandon de la grande base aérienne de Bagram en juillet 2021 (retrait des forces militaires avant celles des civils ? Qui a eu cette idée saugrenue ?). Spectacle d’une débandade qui révèle des dissensions graves entre le président, son Secrétaire à la défense Lloyd Austin, le chef des états-majors américains le général Mark Milley en désaccord avec les armées, Marines en tête, soutenus le 30 août par une presque centaine d’amiraux et de généraux en retraite. Qui demandent, dans une lettre sévère (5), la démission de Lloyd Austin et de Mark Milley : « Les conséquences de ce désastre sont énormes et se répercuteront pendant des décennies, en commençant par la sécurité des Américains et des Afghans qui ne peuvent pas se déplacer en toute sécurité vers les points d'évacuation ; ils sont donc de facto des otages des Talibans en ce moment. La mort et la torture des Afghans ont déjà commencé et donneront lieu à une tragédie humaine de grande ampleur. La perte de milliards de dollars d'équipements et de fournitures militaires de pointe tombant entre les mains de nos ennemis est catastrophique. Les dommages causés à la réputation des États-Unis sont indescriptibles ». En outre, « nous sommes désormais considérés, et le serons pendant des années, comme un partenaire peu fiable dans tout accord ou opération multinationale ». Tout est dit.

Aucune déclaration ni conférence de presse du président Biden, ni celle du 26 août après l’attentat qui a tué 13 Américains et deux Britanniques à Kaboul, tué près de 150 Afghans et blessé près de 200 personnes, ni celle du 31 août pour célébrer « l’extraordinaire succès » (sic) de l’évacuation de Kaboul ne peut dissimuler le chaos de ce départ. Ni convaincre la presse américaine, qui a tourné ses canons contre le président, dont la popularité est en berne (6). La défaite est amère.

Pour autant, on est très prudent chez les Russes – et aussi chez les Chinois. Du côté de Moscou – où les Talibans sont « hors-la-loi », ce qui est rappelé dans tous les textes publiés, on pense qu’il est urgent d’attendre. « En ce moment », déclarait le porte-parole du Kremlin Dimitri Peskov le 1er septembre, « une phase compliquée est en cours, impliquant l'achèvement de l'évacuation des étrangers de là-bas (d’Afghanistan), et des Afghans qui ont décidé de quitter le pays. Un processus très dangereux est en cours. Il est lié à la présence de groupes et d'éléments terroristes sur le territoire de l'Afghanistan. Il est très important de voir à quoi ressembleront les premiers pas des talibans dans la gouvernance de l'Afghanistan. Les conclusions pourront être tirées après cela » (7). Ce qui veut dire que la reconnaissance d’un gouvernement à large assise qui n’est toujours pas annoncé attendra. L’agence TASS précisait toutefois hier : « Il n’y aura aucune femme ministre dans le nouveau gouvernement afghan, a déclaré le porte-parole Taliban (hors-la-loi en Russie) Zabihullah Mujahid dans une interview donnée à la Repubblica italienne ». Les Russes observent aussi avec attention les événements dans la vallée du Pandjchir, tenue par le fils du commandant Massoud, rebelle aux Talibans. Et TASS annonce ce jour l’échec des forces talibanes à pénétrer dans la province – et leurs pertes (350 combattants tués, 35 capturés).

A Pékin bien sûr, on fustige – comme le fait Vladimir Poutine, les Etats-Unis pour chercher à imposer partout leurs standards hors de chez eux. On annonce qu’on peut aider au développement du pays, on regarde avec gourmandise ses ressources naturelles, les possibilités offertes pour les routes de la soie, l’avantage qui pourrait être pris sur l’Inde rivale. Mais ? Mais on sait que la stabilisation du pays ne sera pas facile. Et l’on tente de s’entendre avec le Pakistan si ambigu pour « soutenir l’Afghanistan dans sa lutte résolue contre le terrorisme » pour éviter que le pays ne redevienne « un lieu de ralliement du terrorisme » (8). Sans oublier le sentiment antichinois présent au Pakistan – comme en témoigne l’attentat du 14 juillet dernier contre un bus transportant du personnel chinois (13 morts dont 9 Chinois). Et l’on a aussi une longue mémoire : le sinologue François Danjou nous le rappelle (9) : « Quand on évoque l’importance stratégique de l’Afghanistan pour la Chine moderne, zone instable du flanc sud d’où les groupes terroristes menacent le Xinjiang, mais riche en ressources, limitrophe de l’Iran et possible voie de passage d’un oléoduc entre les puits iraniens et le sud du Xinjiang (…) on oublie les liens ancestraux de la Chine avec l’Afghanistan. Situé à la jonction stratégique des voies commerciales entre l’Asie, l’Est de l’Afrique et l’Europe du sud par l’Iran, le Moyen-Orient et la Turquie, le pays était traversé par la branche sud des anciennes routes de la soie du temps des Han. Plus encore, à l’époque de la dynastie Tang (618 – 907), militairement la plus puissante des dynasties chinoises, l’actuel territoire de l’Afghanistan alors peuplé au nord de pasteurs nomades d’origine turque et au sud de tribus aux racines indiennes, devint partie intégrante de l’Empire après une conquête militaire en 659.

Mais, et ce fut là le premier épisode d’une dramatique série d’empires engloutis dans ces montagnes rugueuses, les Tang perdirent le contrôle de la grande région afghane en 751, lors de leur défaite à Talas dans l’actuel Kirghizistan contre les troupes de la dynastie des Abbassides. Après quoi, les Tang ne furent jamais en mesure de reprendre le contrôle de l’Asie Centrale et de la région afghane progressivement subjuguées par l’Islam ».

Alors ? Résumons. Les Talibans, dans leur diversité, sont des religieux nationalistes sunnites qui veulent gouverner un pays où, selon une étude du Pew Center américain, 73% de la population soutenait en 2013 l’application de la loi islamique parce que la sharia est la parole révélée de Dieu. Mais le pays n’a pas d’unité. Il est divisé en provinces, ethnies, clans, tribus qui s’affrontent – on trouve même une minorité religieuse chiite que les Iraniens soutiennent. Et bien sûr, les restes d’al Caïda, proche des Talibans. Mais il abrite aussi des religieux fondamentalistes qui prônent, eux, un djihad international pour rassembler l’ensemble du monde musulman, Daech ou l’Etat islamique – et qui sont opposés aux Talibans. Leurs partisans existent aussi au Pakistan, qui a joué un jeu trouble en hébergeant les uns et les autres contre les Américains et se trouve aujourd’hui bien embarrassé, nous dit dans le Financial Times (10) un ancien représentant permanent du Pakistan auprès des Nations Unies : « le Pakistan a beaucoup à craindre si l’Afghanistan sombre dans le chaos ». Il n’est d’ailleurs « pas pressé de reconnaître les nouveaux dirigeants de Kaboul » et aurait clôturé sa frontière.

La suite ? Les Talibans, qui ne sont pas si unis entre eux, n’ont pas que des amis à l’intérieur, aucune expérience de gouvernement, l’argent se fait rare (le FMI a suspendu son aide, les avoirs et l’or afghans sont bloqués aux Etats-Unis, les aides humanitaires sont pour l’essentiel à l’arrêt, l’OMS avertit que les médicaments vont manquer, l’aéroport de Kaboul est paralysé, etc.). Quels que soient leurs intérêts, ni les Russes ni les Chinois ne veulent d’un terrorisme exporté – pas plus que l’Iran, chiite. L’ensemble de la région craint pour sa stabilité. Qui peut imaginer que les Américains, même divisés, vont se retirer du jeu ? Renoncer enfin au « nation building » qui n’a plus jamais réussi après 1945 (Japon et Allemagne), oui - à rien d’autre. En route pour une guerre hybride, disions-nous en juillet dernier. Les dommages de guerre seront pour les populations civiles.

Le 30 août, Joe Biden le confirmait - sans dire comment son pays va pouvoir dompter ses propres démons : « Nous n’en avons pas fini avec l’Etat islamique en Afghanistan ».

 

Hélène NOUAILLE
La lettre de Léosthène,
3 septembre 2021,
http://www.leosthene.com 

 

 

 

Vidéo :

"I Demand Accountability": Marine Commander Fired For Viral Video Ripping 'Inept' Afghan War Decisions (2’20) :
https://twitter.com/dhookstead/status/1431225824099848192

Cartes :
Conquête de l’Afghanistan par les Taliban 1994-1998 (Philippe Rekacewicz)
https://visionscarto.net/afghanistan-talibans-1994-1998

 Mosaïque ethnolinguistique  en Afghanistan au début des années 2000 (avec la carte de la région, Philippe Rekacewicz)
https://visionscarto.net/afghanistan-ethno-linguistique

Fiefs et seigneuries en 2003 (Philippe Rekacewicz)
https://visionscarto.net/Afghanistan-Fiefs-et-seigneuries 

Notes :
(1) Le Figaro, le 2 septembre 2021, Isabelle Lasserre, Jean-Yves Le Drian : « L’Afghanistan n’est pas synonyme de déclin américain »
https://www.lefigaro.fr/international/jean-yves-le-drian-l-afghanistan-n-est-pas-synonyme-de-declin-americain-20210902

(2) ) The New York Times, le 21 août 2017, Full Transcript and Video : Trump’s Speech on Afghanistan
https://www.nytimes.com/2017/08/21/world/asia/trump-speech-afghanistan.html?mcubz=0 

(3) US Central Command, le 29 avril 2021, General Kenneth F. McKenzie Testimony Senate Armed Services Committee April 22th 2021
https://www.centcom.mil/Portals/6/Documents/Transcripts/04222021SASCCENTCOMandAFRICOMTranscript.pdf 

(4) The White House, le 8 juillet 2021, Remarks by President Biden on the Drawdown of U.S. Forces in Afghanistan
https://www.whitehouse.gov/briefing-room/speeches-remarks/2021/07/08/remarks-by-president-biden-on-the-drawdown-of-u-s-forces-in-afghanistan/ 

(5) Zero Hedge, le 31 août 2021, 90 Retired Generals Penn Scathing Letter Calling For Austin And Milley To Resign Immediately
https://www.zerohedge.com/political/90-retired-generals-penn-scathing-letter-calling-austin-and-milley-resign-immediately 

(6) Rasmussen Reports, Daily Presidential Tracking Poll
https://www.rasmussenreports.com/public_content/politics/biden_administration/biden_approval_index_history

Voir aussi : 1er septembre 2021 : 52% of Voters Think Biden Should Resign Over Afghanistan Withdrawal
https://www.rasmussenreports.com/public_content/politics/biden_administration/52_of_voters_think_biden_should_resign_over_afghanistan_withdrawal 

(7) Agence TASS, le 1er septembre 2021, Too early to speculate about changes to Taliban's status in Russia
https://tass.com/world/1331737 

(8) Site du Premier ministre chinois, le 19 août 2021, China to strengthen coordination with Pakistan on Afghan issues : FM
http://english.www.gov.cn/statecouncil/wangyi/202108/19/content_WS611dae11c6d0df57f98dea87.html  

(9) Question Chine, le 29 août 2021, François Danjou, En Afghanistan, Pékin face à la surenchère terroriste
https://www.questionchine.net/en-afghanistan-pekin-face-a-la-surenchere-terroriste 

(10) The Financial Times, le 25 août 2021, Maleeha Lodhi, Pakistan has much to fear if Afghanistan descends into chaos
https://www.ft.com/content/3af81a21-4512-4b0a-9bfa-1133c7176edf 

 

  Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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Source : www.asafrance.fr