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INDUSTRIE. La fin du « contrat du siècle » révèle le risque d’un déclassement stratégique de la France

Posté le mardi 21 septembre 2021
INDUSTRIE. La fin du « contrat du siècle » révèle le risque d’un déclassement stratégique de la France

« Ce désastre diplomatico-industriel révèle un phénomène bien français : le décalage entre des ambitions déclamées avec emphase et la réalité de nos moyens qui a bien du mal à coller à ces incantations », argumente le député européen LR, spécialiste des questions de défense et de sécurité*.

Quand la fourberie le dispute à la mauvaise foi pour rompre la confiance placée dans un partenariat stratégique, il y a de quoi être scandalisé. Et nous l’avons tous légitimement été en apprenant la volte-face australienne sur le contrat prévoyant la construction des douze sous-marins par le fleuron français Naval Group.

Mais la colère doublée d’une réévaluation de nos engagements avec des alliés au comportement si peu respectueux ne saurait occulter le besoin d’une réflexion lucide. Non seulement sur les causes de ce désastre diplomatico-industriel mais aussi sur ce qu’il révèle d’un phénomène bien français : le décalage entre des ambitions déclamées avec emphase sur tous les enjeux internationaux et la réalité de nos moyens qui a bien du mal à coller à ces incantations.

Concernant les causes directes du revirement australien, l’hypothèse d’une décision mûrie au plus haut niveau d’une négociation secrète entre Canberra, Londres et Washington ne semble plus faire de doute. Cela exonère-t-il pour autant les autorités françaises de tout soupçon de naïveté ? En partie, mais pas totalement. Car cette décision au plus haut niveau intervient sur un bruit de fond négatif qui n’a jamais vraiment cessé depuis cinq ans dans les milieux parlementaires et médiatiques australiens. Les signaux de défiance envers le « contrat du siècle » avec Naval Group n’ont pas manqué, particulièrement depuis l’alternance à la tête du gouvernement de Canberra en 2018. Invoquer la duplicité et la mauvaise foi australiennes (notamment sur les retards et surcoûts du programme, liés en réalité à l’impréparation de l’outil industriel australien à un chantier d’une telle ampleur) ne suffit pas à évacuer les doutes sur l’accompagnement politique, par les pouvoirs publics français, de ce « contrat du siècle ». A-t-il été à la hauteur de l’enjeu ? Nous aimons nous rassurer avec des coups de fil et des visites de ministre à ministre ou de président de la République à chef de gouvernement, mais, au quotidien, le travail de fond a-t-il été accompli ? Avons-nous assez répondu aux attentes et aux besoins des parlementaires australiens ?

Au-delà se posent de nombreuses questions sur une stratégie indopacifique dont une des pierres angulaires vient de se dérober brutalement.

Depuis des années maintenant, il est de bon ton d’énoncer et de décliner dans tous les domaines - mais avec une priorité donnée à la défense - une ambitieuse « stratégie française pour l’Indopacifique ». Cela ne semble pas illogique au regard d’une part de la concentration sans égale des enjeux (économiques, commerciaux, sécuritaires) dans cette zone géographique et d’autre part de nos propres intérêts liés particulièrement à notre présence ultramarine (Réunion, Mayotte, Nouvelle-Calédonie, Polynésie française) ainsi qu’à notre statut international.

Mais ces évidences ne suffisent pas à convaincre pleinement de la pertinence d’ambitions, à bien des égards, démesurées.

Notons d’abord que le concept même d’Indopacifique peut se discuter. Des rivages orientaux de l’Afrique aux archipels de l’Extrême-Orient asiatique en passant par les micro-États du Pacifique Sud, quelle cohérence ? On voit immédiatement que penser cette vaste région comme une seule zone stratégique ne peut, en fait, convenir qu’à des superpuissances capables d’intégrer dans leurs planifications cette élongation stratégique colossale. Et c’est bien ce à quoi nous assistons avec la polarisation accélérée entre États-Unis et Chine dont la compétition écrase toute velléité de cheminement alternatif ou à tout le moins plus autonome. L’affaire australienne est d’abord une illustration de ce phénomène.

Être militairement présents simultanément à Djibouti et à Nouméa constitue certes un atout enviable et singulier pour notre pays, mais l’ambition affichée par les autorités françaises dans le « grand jeu » qui se met en place n’est-elle pas disproportionnée ? Peut-on raisonnablement penser qu’une épisodique patrouille de sous-marin nucléaire d’attaque ou de frégate en mer de Chine nous propulse au rang d’acteur majeur - et non de simple supplétif - alors même que nous peinons à faire respecter notre souveraineté dans nos propres eaux territoriales néo-calédoniennes, quotidiennement pillées par des navires de pêche asiatiques ?

Enivrés depuis des années par la flatterie d’être considérés comme les alliés militairement les plus performants par Washington et par l’intégration dans la plupart des prestigieux forums de discussions « indopacifiques », n’avons-nous pas cédé à quelques vertiges stratégiques ?

Dès lors que nous considérons que la défense de nos intérêts ultramarins ne se suffit pas à elle-même et passe par une affirmation plus marquée dans l’Indopacifique au nom des grands principes de liberté de circulation maritime, pouvons-nous exister en étant autre chose qu’un partenaire junior des Américains ? C’était l’objectif des partenariats noués avec l’Australie, l’Inde ou encore le Japon. Mais ces pays eux-mêmes, en tout cas Australie et Japon sans même parler de la Corée du Sud, ont un allié principal à Washington. Quant à l’Inde, sa géopolitique l’a toujours conduit à diversifier ses liens et, même en ayant une place appréciable, nous ne sommes pour New Delhi qu’un partenaire parmi d’autres.

En outre, nos partenariats reposent quasi exclusivement sur des contrats industriels. On ne peut que saluer la prouesse de nos exceptionnelles industries de défense, mais on peut également s’interroger sur la solidité politique d’alliances aussi unidimensionnelles, comme nous l’enseigne l’exemple australien.

Ajoutons enfin que ce sont bien avant tout nos emprises territoriales qui font de la France un acteur dans l’océan Indien et dans l’océan Pacifique. Or, à quelques semaines d’un nouveau référendum en Nouvelle-Calédonie, la détermination de ce gouvernement à conserver cet extraordinaire atout stratégique dans la communauté nationale ne saute pas aux yeux ! Les autres puissances de la région observent et spéculent…

Le débat sur les priorités géographiques de notre politique de défense a toujours été très vif entre les différentes armes, au sein de notre diplomatie et parmi les acteurs de la communauté stratégique au sens large. Énoncer de brillantes stratégies, globales, multidimensionnelles, appréhendant intellectuellement tous les enjeux, est une chose. Les mettre en œuvre avec les moyens qui sont les nôtres en est une autre.

Le camouflet australien devra nécessairement nous amener à regarder lucidement l’adéquation entre nos ambitions et nos moyens budgétaires, militaires et industriels. Sans quoi notre précieuse singularité stratégique bâtie depuis le général de Gaulle ne résistera pas à un douloureux déclassement solitaire.


Arnaud DANJEAN*
Le Figaro
21 septembre 2021

* Arnaud Danjean est vice-président du groupe PPE (Parti populaire européen) au Parlement européen et coordinateur de son groupe sur les questions de défense et de sécurité.

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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Source : www.asafrance.fr

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