ARC DE TRIOMPHE : L’empaquetage de l’Arc de triomphe ou la ringardise du festif d’État

Posté le jeudi 16 septembre 2021
ARC DE TRIOMPHE : L’empaquetage de l’Arc de triomphe ou la ringardise du festif d’État

Pour le jeune philosophe*, auteur d’un essai remarqué, L’Autre art contemporain (Grasset), l’œuvre de Christo et de ses continuateurs est très datée. Elle relève d’un état d’esprit festif et provocateur encouragé par les autorités publiques, et répété ad nauseam depuis plus de trente-cinq ans.

Évidemment, les rôles sont écrits d’avance et la comédie se déroule comme prévu. Le bon sens s’insurge : « C’est laid ! », « On n’y comprend rien ! », « Gaspillage d’argent public ! », « Sacrilège ! »... Le plus souvent même, il se tait, conscient qu’il est de jouer le rôle du méchant dans une pièce reprise sans interruption depuis cent ans, et intimidé par le héros de la pièce - le semi-habile de l’art contemporain.

Celui-ci frétille. Choquer, faire scandale, être incompris : il peut s’offrir le plaisir de rejouer sans danger les drames les plus célèbres du dernier siècle et demi, de Courbet aux Demoiselles d’Avignon, quand ce n’est pas carrément l’affaire Dreyfus ou la Résistance.

D’autant que cette fois-ci, la pièce est bien écrite, et que notre semi-habile peut répondre assez facilement à certaines des critiques les plus évidentes. L’empaquetage de l’Arc de triomphe par les héritiers de Christo n’a pas coûté un sou d’argent public. Il est éphémère et sera enlevé dans quelques jours, autrement dit quasiment indolore pour ceux qui n’aiment pas. On peut même se risquer à dire qu’on trouve le résultat beau, ce qui était vraiment impossible pour les derniers scandales du même genre, du type plug anal ou bouquet de tulipes.

Car en effet, ce que fait Christo est, sans être génial ni bouleversant, pas mal. Pas mal, mais ringard, daté, daté, terriblement daté, vieux comme le Pont-Neuf, vieux comme Mitterrand, vieux comme la comédie de l’art contemporain, vieux comme le XXe siècle.

On voit bien les deux idées qui présidaient au travail de feu Christo. La première consistait à transformer un monument du passé en un bâtiment du XXe siècle : une œuvre abstraite, une forme pure, un bloc géométrique de matière, sans ornement, sans fioritures, tel qu’il aurait pu être construit en béton brut par le Bauhaus ou peint par un peintre cubiste, par Braque à l’Estaque ; un bâtiment moderniste comme le XXe siècle en a couvert la planète, le plus souvent pour le pire, parfois avec de beaux résultats comme ce Palais de l’EUR à Rome construit par… Mussolini (EUR est l’abréviation de Esposizione universale di Roma, prévue en 1942, et qui n’eut pas lieu en raison de la guerre, NDLR).

À cette idée d’épure moderniste s’en ajoutait une deuxième : celle de l’art éphémère, de l’art de la performance - idée d’avant-garde dans les années 1960, au temps des actionnistes viennois, mais appelée par sa nature même à se périmer aussitôt qu’elle avait été inventée.

C’était sans compter sur les autorités publiques qui se jetèrent sur l’idée d’événement avec frénésie. D’une performance de travestis à la Factory de Warhol devant quelques happy few, on est passé à l’omniprésente injonction à « se réapproprier la ville », au « geste transgressif et citoyen », à « mettre l’art contemporain dans nos rues », à « investir un monument », aux journées de ceci, à la nuit de cela, au festival de chose, à l’Arc de triomphe Day, l’Arc de triomphe Pride, l’Arc de triomphe Parade, la Semaine du soldat inconnu, et que sais-je encore.

L’empaquetage du Pont-Neuf par Christo en 1985 marquait la transition de la performance artistique vers le festif d’État. Trente ans après, celui-ci radote, et christoïse l’Arc de triomphe entre une piste cyclable à contresens et un jardin potager autonome.

Tel était donc le projet. On pourrait être mauvaise langue et signaler qu’en l’absence de Christo et de son perfectionnisme, les bâches ne tombent pas très bien, et que l’ensemble fait un peu lit défait, voire linge sale (à laver en famille). On pourrait aussi rappeler qu’il existe une autre manière d’apprendre à voir nos monuments, celle de l’art véritable, de Callot gravant la tour de Nesle à Marquet peignant Notre-Dame, en passant par Zoran Music à Venise ou Corot à Rome. Bien sûr cette voie-là ne fait pas événement, ne fait pas spectacle. Elle ne rassemble pas de foules, elle crée des spectateurs séparés du troupeau, dont elle éduque le regard à chaque fois singulier. Autrement dit elle ne peut pas intéresser les pouvoirs publics. Passons, donc, et acceptons le projet tel qu’il est.

Mais profitons-en pour faire un bilan. L’architecture moderniste date de 1920. L’art éphémère de 1960. Le festivisme généralisé des années 1980 et 1990. N’avons-nous pas assez de recul pour voir que plus personne ne veut de ces vieilles lunes ? Que l’architecture que nous aimons, depuis les Grecs, est celle qui met la forme au service du sens, et non celle qui fait de la forme abstraite une fin en soi ? Que le Pont-Neuf, ce sont les mascarons et c’est Henri IV, de même que l’Arc de triomphe, c’est LaMarseillaise de Rude et c’est Napoléon, autrement dit que ce sont les fioritures, les décorations, qui donnent leur sens au monument, lui donnent une personnalité - et le rendent aimable ? Tout fait sens dans l’Arc de triomphe, tout dit que celui qui l’a construit se veut l’héritier de la Révolution française aussi bien que de l’Empire romain.

Il serait peut-être temps de se demander ce que nous allons bien pouvoir construire d’aussi durable et beau que les monuments du passé, plutôt que de les utiliser comme décors fatigués de notre cirque puéril.



Benjamin OLIVENNES*
Le Figaro
16 septembre 2021

*Normalien et agrégé de philosophie, Benjamin Olivennes enseigne à l’université Columbia à New York. Il a publié « L’Autre art contemporain » (Grasset, janvier 2021, 168 p., 16 €).

 

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