LIBRE OPINION d'Alain BAUER : L’art de la guerre en milieu terroriste La guerre a changé : la surprise stratégique est rare, l’aveuglement plus répandu.

Posté le mercredi 09 décembre 2015
LIBRE OPINION d'Alain BAUER : L’art de la guerre en milieu terroriste La guerre a changé : la surprise stratégique est rare, l’aveuglement plus répandu.

Longtemps le terrorisme fut la poursuite de l’espionnage par d’autres moyens. Voici qu’il est devenu, de mutations en mutations – mouvement accéléré depuis 1989 et la chute du mur de Berlin – la continuation de la guerre par d’autres moyens.

Les attentats du 13 novembre, après ceux du 7 janvier, ont secoué la France, son gouvernement, ses services de sécurité. Et son peuple.

Désormais, on sait que la guerre n’est pas seulement un jeu vidéo, mené à distance et de très haut sans aucune conséquence sur son propre sol.

Pour des raisons diverses, et qui mériteront un jour sans doute le regard critique de l’historien, la France a déclaré la guerre à l’État islamique (c’est son nom et il va bien falloir cesser de se cacher derrière Daech, qui veut dire la même chose en arabe), le bombarde. Et l’État islamique, qui met en garde, menace et exécute depuis l’enlèvement d’Hervé Gourdel en Algérie fin 2014, réplique partout où il le peut.

L’État, qui a longtemps hésité à désigner l’adversaire (ce qui est toujours le signe d’une faiblesse, car désigner l’ennemi est le premier pas vers la capacité à le combattre), a enfin défini ses contours (armée terroriste djihadiste) qui correspondent assez justement à l’organisation qui attaque la France (on saluera l’apport du renseignement militaire à ce progrès).
Ce qu’est en réalité l’État islamique reste encore un peu mystérieux, comme le souligne très justement mon collègue Xavier Raufer, mais au moins a-t-on enfin compris comment il fonctionnait et qui le dirigeait.

Il faut maintenant trouver comment lui résister efficacement. Et pour cela il faut comprendre comment le terrorisme a évolué, devenant un objet pluriel et complexe.

Hybride incubé

Depuis 1979 avec la chute du Shah d’Iran, suivie en 1989 de celle de l’URSS, l’apparition d’un terrorisme d’une nature différente des précédents a changé la donne. Le terrorisme d’État s’est réduit, les irréductibles basques et irlandais ont rendu les armes, les FARC en Colombie se sont tout simplement criminalisées. Le “golem” Al-Qaïda version Ben Laden s’est retourné contre ses inventeurs et, après avoir inventé l’hyperterrorisme, s’est fait dépasser par le Califat de l’État islamique.

Sont apparues en complément deux “nouveautés” : les hybrides, gangsterroristes, et le lumpenterroriste, agissant par impulsivité avec les moyens du bord. Le tout porté par un processus d’accélération grâce à l’incubateur Internet. Ces nouveaux opérateurs ne sont du coup plus importés de l’extérieur, mais sont nés sur le sol des pays occidentaux cibles. Des terroristes enracinés ont peu à peu remplacé les habituels commandos envoyés de l’extérieur. Quand ils ne sont pas simplement convertis dans l’espace de l’islam radicalisé, loin d’être le principal opérateur du terrorisme, en Occident tout du moins.

Avec Khaled Kelkal en 1995, le gang de Roubaix en 1996, la France a connu la douloureuse expérience des hybrides, mi-gangsters, mi-terroristes, naviguant entre deux fichiers et échappant ainsi à l’attention des services incapables de faire la connexion et de dépasser les cloisonnements. Seize ans plus tard, Mohammed Merah rappellera que le processus fonctionnait toujours, les attentats du 7 janvier et ceux du 13 novembre encore plus. Et la démonstration vaut désormais dans tout l’Occident, Belgique en figure de proue, avec son Bruxellistan de Mollenbeck et sa base arrière de Verviers, connus depuis au moins l’assassinat du commandant Ahmed Shah Massoud en prologue des attentats de septembre 2001.

Question de culture

La menace n’est donc guère nouvelle, ses mutations, surprenantes en 1995, sont désormais scrutées avec attention, les informations se diffusent et affluent. Mais le dispositif de compilation n’arrive toujours pas à se transformer qualitativement, malgré des efforts continus mais qui se heurtent à l’histoire, la bureaucratie et la procrastination. En fait, comme souvent, la sentence expéditive du Maréchal de Saxe semble continuer à s’appliquer : « Faute de savoir faire ce qu’il faut, ils font ce qu’ils savent ». La version militaire de la recherche d’une clé perdue dans le caniveau vers le lampadaire, pas parce que la clé y serait, mais parce que c’est l’espace que le lampadaire éclaire…

En effet, pour l’essentiel, les services antiterroristes sont issus du contre-espionnage ou de la lutte contre le crime organisé. La culture de ces services est d’imaginer que le temps est long et qu’il est leur allié, car il faut lentement remonter vers la tête de l’organisation, sans trop la perturber, en récupérant une information ici, un contact ailleurs, une planque… en essayant d’obtenir toujours un petit plus, avant de tout faire tomber d’un seul coup. Et surtout en ne partageant aucune information avec personne pour protéger ses sources.
Pour l’antiterrorisme, la question est totalement contraire. Il faut agir vite avant les attentats, partager beaucoup d’informations et chercher le centre de la nébuleuse plutôt que le sommet d’une pyramide imaginaire.

Cet écart de culture et de méthode pèse fortement sur l’efficacité des systèmes occidentaux, même si dans la réalité, par chance ou par détermination des agents, la plupart des attentats sont évités. Mais la proportion de ceux qui se produisent pourrait encore être fortement réduite.

Après chaque catastrophe sécuritaire, une commission d’enquête, publique ou interne, publie un rapport. Systématiquement, ce document rappelle que les services :

1/ savaient tout ou presque ;

2/ pour de mystérieuses raisons, n’ont pas compris ce qu’ils savaient (les Américains ont une formule expresse “We did not connect the dots”) ;

3/ espèrent que ça ne se reproduira pas.
En France, face à ces événements, le processus de révolution dans la gestion plurielle des terrorismes, engagé par Rémy Pautrat alors conseiller de Michel Rocard, réenclenché par Nicolas Sarkozy puis Manuel Valls, tous deux ministres de l’Intérieur à l’époque de ces mouvements, doit être accéléré. Si la Justice a montré la voie avec son pôle antiterroriste, à compétence nationale et clairement efficace, c’est loin d’être le cas de l’antiterrorisme, victime d’un empilement savant marqué par le syndrome de capharnaüm : DGSI, SCRT, SDAT, DRPP, SATBC, SDAO, UCLAT, et EMOPT se disputent le sujet, sans compter la part importante prise par les militaires (on soulignera d’ailleurs la qualité du travail, notamment de la DRM).

Rien ne sert de chercher des coupables, mais il faut trouver des responsables capables d’engager vraiment la mutation du renseignement qui ne doit plus être un “métier de seigneur”, comme le disaient les Prussiens. La démocratisation du renseignement vise à en élargir la communauté, à intégrer le travail des opérationnels de terrain, à créer, comme le NYPD a su le faire après 2001, des binômes entre universitaires, chercheurs et agents opérationnels pour tirer les conséquences des failles et améliorer le système.

La guerre a changé. La surprise stratégique est rare. L’aveuglement plus répandu.

Si l’action de police est souvent la plus efficace pour traiter des questions terroristes, comme la police judiciaire vient d’en faire une éclatante démonstration en annihilant la cellule de soutien et d’opérations de Saint-Denis, l’art de la guerre doit donc évoluer.

Non seulement pour arrêter les auteurs d’un attentat. Mais surtout pour l’empêcher d’avoir lieu.

 

Alain BAUER


Source : le Nouvel économiste